Chapitre 2

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Le groupe s'était retrouvé dans la salle de conférences. L'inspecteur dépêché avait rejoint l'agent de police, une brigade spéciale « cercueil vide » avait été formée dans l'urgence. Il semblerait que le médecin, par ailleurs gendre de Monsieur le Maire, ait été convoqué pour rappeler le déroulement de l'accouchement et la prise en charge post-partum de la mère et de son enfant, lui avait confié sur le ton du secret François de Gerbreville, assis à sa droite. Elle souligna qu'il ne lui avait pas été possible de voir sa petite-fille avant la mise en bière sous un motif qui lui paraît, après coup, fallacieux. Le journaliste nota consciencieusement chaque parole de Madame O'Brien sur un carnet. Il avait cet air désuet qui lui rappelait le célèbre inspecteur Barneby, la cravate rouge de Neil Dudgeon en moins.

Lorsque le Dr Rousseau, médecin obstétricien, franchit le seuil de la salle de réunion, un grand silence suivit son entrée. On le convia à prendre place autour de la table, tout près de Madame O'Brien. Le médecin marqua un court arrêt, indécis, avant de s'asseoir à sa gauche. Il ne la salua que très rapidement, n'osant à peine la regarder. Le maire l'invita à donner sa version des faits, le priant de n'omettre aucuns détails, pointant du menton Madame O'Brien dont la situation était, à ses yeux, la pire souffrance que l'on puisse infliger à un parent endeuillé. Le Dr Rousseau inspira profondément, se débarrassant ainsi de son appréhension, puis embrassa la salle du regard.

Il est cinq heures de l'après-midi lorsqu'il est appelé pour un accouchement dystocique. Une jeune mère vient d'arriver aux urgences à la suite d'une douleur brutale, violente et persistante. L'utérus de bois, des métrorragies ainsi qu'un rythme cardiaque fœtal anormal ont alarmé l'équipe médicale sur place. Un hématome rétro placentaire est alors envisagé : c'est un décollement prématuré du placenta normalement inséré dans l'utérus. Néanmoins, le temps de prise en charge a joué en défaveur de la patiente. Étant donné l'absence de données médicales mentionnant l'hypertension artérielle maternelle, l'hypercinésie utérine n'a pas été diagnostiquée suffisamment tôt et a entraîné une asphyxie fœtale. La décision a été de pratiquer une césarienne. Lors de l'extraction du nouveau-né, ce dernier était en état d'hypoxie. Le décès de la mère et de l'enfant mort-né a été prononcé à 00:56.

La dernière phrase du Dr Rousseau plongea l'audience dans un long silence compatissant. Pour la première fois, Madame O'Brien observa plus attentivement le médecin. Il évitait de croiser son regard perdu par-delà la fenêtre d'où l'on apercevait une campagne aux odeurs marines. Madame O'Brien suggéra timidement, dans un français hésitant, hérité de sa mère, qu'il serait peut-être bien de rencontrer l'équipe médicale au complet. Le maire, qui arbitrait la réunion, se tourna vers l'inspecteur, l'invitant à donner son point de vue. Elle avait le sentiment d'assister à une séance de tirs au but, d'un match qui se traîne en longueur. L'inspecteur différa sa réponse et proposa de reprendre l'enquête, il fallait commencer par le commencement, c'est ainsi qu'il voyait les choses. L'hôpital n'était que la fin d'une histoire, terrible certes. Le maire acquiesça tandis que le Dr Rousseau, les traits crispés, s'abstint de tout commentaire. Le journaliste n'était pas d'accord, il fallait entendre leur version des faits à tous. Tous ceux qui avaient gravi autour de la jeune femme, et plus particulièrement l'équipe médicale, devaient être interrogés. Il s'agissait de poser la bonne question : pourquoi ce nouveau-né avait-il été déclaré mort-né tandis que le cercueil était vide deux ans après son inhumation ?

Cette question tournoyait sans cesse et affolait Debbie Doris. Et si sa petite fille n'était pas morte. Et si elle était vivante. Son cœur se mit à battre si fort qu'elle le sentit résonner dans tout le corps. Toutes ces personnes qui l'avaient entourée avec tant de bienveillance lui semblaient maintenant étrangement singulières. Elle détacha son attention du journaliste, les lèvres légèrement crispées, marque d'une vive émotion. Elle dévisagea le Dr Rousseau sans qu'un seul son ne puisse sortir de sa bouche pâteuse : une part en elle, lui intimait de s'imposer, l'autre se taisait, accablée par des années de résignation. Pourtant, elle voulait des noms, le plus de noms possible. Le journaliste s'adressa au médecin, lui conseillant de fournir une liste du personnel en service ce soir-là. Il venait enfin de formuler ce qu'elle avait été incapable de prononcer. La bouche entrouverte, les yeux ronds, le Dr Rousseau ânonna quelques noms de famille à l'attention de l'inspecteur, incapable, pour la première fois de sa carrière, de conserver sa froideur coutumière. La réunion touchait à sa fin quand Madame O'Brien fut prise d'un étourdissement, elle avait besoin de se rafraîchir. François de Gerbreville se leva et proposa de l'accompagner.

En traversant le hall d'entrée, Madame O'Brien vit une jeune femme d'une trentaine d'années pousser une poussette dernier modèle à l'intérieur de laquelle somnolait une petite fille, le visage recouvert d'un doudou de chiffon, avancer dans leur direction. Le journaliste la renseigna sans qu'elle eût besoin de le solliciter. Cette jeune femme n'était autre que la fille cadette du maire, encore à la recherche d'une nounou. Il jeta un coup d'œil à cette grand-mère qui croyait encore aux miracles et eût pitié d'elle. Il en avait vu défiler des maires aux ambitions mesquines, quelle que fût la couleur politique. Le dernier n'échappait pas à la règle, son investissement dans cette affaire était proportionnel à l'intérêt qu'il en tirerait.

Le journaliste se doutait bien qu'elle allait encore demander à sa femme de garder la petite. Elle avait certainement prévu une soirée entre amis et, la baby-sitter lui aura fait faux bond. C'est vrai que la petite était un amour de petite fille, un bout chou de deux ans, à l'esprit vif et aux yeux d'un bleu incroyable ; il se demandait d'où elle tenait cette couleur. Rien à voir avec les yeux du père, de la mère et si on remontait la filiation, les grands-parents n'y étaient pour rien non plus. D'ailleurs, Madame la fille du maire n'avait pas accouché dans son hôpital. Elle avait débarqué un jour, les bras chargés d'un nourrisson, un sourire béat, escortée de son mari qui portait un couffin dernier cri. Personne n'avait remarqué ni son ventre arrondi ni ses nausées matinales. Pourtant, elle adorait décrire sa grossesse. À chaque rencontre, sa femme avait droit à une anecdote, et « j'aimais les fraises », « j'avais des nausées aussi fortes que celles de Kate Middleton ».

– Excusez-moi, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça.

Madame O'Brien ne fit que très peu cas des commentaires du journaliste dont elle avait beaucoup de mal à retenir le nom. Elle était préoccupée à l'idée de récolter avec minutie les témoignages du personnel soignant et voulait le convaincre de mener une enquête en parallèle de la police. Elle avait aussi remarqué combien le maire s'était impliqué dans son histoire, elle n'en revenait toujours pas. Il venait de réserver une chambre d'hôtel à ses frais et lui avait mis son chauffeur à disposition, ce qui faciliterait ses déplacements. Il lui avait assuré qu'il mettrait tout en œuvre pour faire la lumière sur cette histoire de disparition.

La fille du maire osa agripper le bras du journaliste ; ce dîner était très important, il en allait de l'avenir professionnel de son mari. Madame O'Brien trouva là l'occasion de montrer sa gratitude au maire et proposa ses services, elle pourrait veiller sur l'enfant. La fille du maire, ne voulant pas faire preuve d'impolitesse, évita donc de donner une suite quelconque à cette offre qui lui paraissait plutôt insolite. Comment envisagerait-elle de confier son trésor, la prunelle de ses yeux, la raison même de son existence sur terre, à une quelconque inconnue. De nos jours, on croisait tellement de déséquilibrés. Madame O'Brien lui assura que c'était sa façon de remercier son père. C'est l'affaire du « cercueil vide », celui du nouveau-né disparu, précisa François de Gerbreville. La fille du maire blêmit. Elle n'insista pas, les salua et s'empressa de faire demi-tour à la poussette.

Personne, jamais personne ne lui volera l'amour de sa vie. Elle l'avait mise au monde après tout, avait accompagné la mère jusqu'à son dernier souffle. Elle l'avait autorisée, oui, elle l'avait autorisée, elle l'avait lue dans ses yeux, lorsque, exténuée, sa main avait tenté de saisir le pan de sa blouse de sage-femme. Elle marchait vers la sortie d'un pas rapide, trop rapide, comme poursuivie par une horde d'insectes en colère.


Ne laissez pas les insectes disparaîtreWhere stories live. Discover now