Chapitre 1

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Luv

Je n'ai jamais été particulièrement douée avec les hommes.

Être victime de viol à l'âge de dix-huit ans engendre forcément un certain handicap social et je ne fais clairement pas exception à la règle, mais ça va au-delà de ça. Au lycée, j'avais beau attirer les regards, je n'étais pas particulièrement encline à me jeter à l'eau, comme mes amies m'enjoignaient à le faire. Pendant qu'elles collectionnaient les petits copains, moi, je me concentrais sur mes études. Je voulais que mes parents soient fiers de moi. Je voulais entrer à Oxford, comme mon père et son père avant lui, faire de brillantes études de droit et devenir avocate. Et j'étais en très bonne voie pour suivre le plan qu'on avait tracé pour moi. J'ai fini major de ma promo et dès ma première semaine sur le campus de la prestigieuse université, je me suis sentie à ma place.

Le problème avec les plans prévus à l'avance, c'est qu'on a toujours tendance à oublier que les imprévus et les accidents font partie de la vie, et qu'on ne peut rien faire pour les empêcher d'arriver. Nous ne sommes pas tout-puissants. Nous sommes humains, et si mes parents avaient pris l'habitude de l'oublier, l'univers a trouvé un moyen bien sordide pour nous le rappeler à tous.

Je ne peux pas trop me plaindre à l'heure actuelle. Ma vie a plutôt bien tourné, et je suis la seule à pouvoir en tirer les mérites. J'ai pris mon destin en main, envers et contre tous, et si je ne suis ni riche, ni avocate, ni même diplômée de l'université, je sais au moins que je vaux plus qu'une victime.

J'observe mon reflet dans le miroir de ma salle de bain embuée, serrant ma serviette autour de mon corps. Je m'en suis sortie vivante, oui. J'ai survécu.

Suis-je pour autant en vie ? Aucune. Putain. D'idée.

Je compte vingt-et-un printemps à mon actif. Et pourtant, ces trois dernières années, j'ai l'impression d'être coincée. D'être dans une sorte de bulle, à l'abri du reste du monde, du temps qui passe. Je n'évolue pas, je fais du surplace. Est-ce que je me suis construit cette bulle intentionnellement ? M'a-t-elle entouré sans que je m'en aperçoive ?

Je me détourne de mon reflet rapidement. Je suis incapable de me regarder plus de deux minutes d'affilée. Même si ça ne fait que trois ans, je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais apprécié mon corps dans un miroir. Je ne me suis plus vue nue depuis cette nuit-là. J'en suis tout simplement incapable. Ce même corps m'a trahie trop de fois. Je ne lui fais plus confiance, et si en prendre soin est une nécessité d'hygiène, c'est aussi et surtout une véritable torture.

Comment pourrais-je laisser un homme vénérer ma peau et mes courbes alors que je suis incapable de le faire pour moi ?

Alors que je me sèche et que j'enfile rapidement mon jean et mon t-shirt, la tête tournée vers le mur, je chasse ces pensées d'un mouvement du menton et d'un soupir las. Chaque matin, c'est la même routine. Cette salle de bain a tendance à raviver des souvenirs que je préférerais effacer.

Toutes les salles de bain, en fait. Les toilettes publiques, aussi.

Il est déjà quinze heures. Il est temps que je parte. Ivy, ma voisine, gardera Isaac encore une fois. Dans deux jours, mon fils unique entre en maternelle, et je ne sais pas qui de nous deux est le plus terrorisé par cette idée. Néanmoins, je suis quelque peu soulagée de ne plus avoir à payer une baby-sitter cinq jours par semaine. Je n'aurai plus besoin d'elle que le soir, après l'école. Le week-end, c'est ma sœur qui le garde. Cela fait un moment que je me dis que je devrais trouver un travail qui ne m'empêche pas de passer du temps avec Isaac. Un emploi dont les horaires se caleront sur les siens. Sauf que je n'ai aucune qualification, et ce n'est pas avec mon expérience de danseuse ou de serveuse que je vais trouver quelque chose en 9 to 5. Et quand ma sœur me suggère de reprendre des cours, une effroyable nausée me prend l'estomac rien qu'à l'idée de retourner sur un campus.

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