Chapitre 5 : À la nuit tombée

95 20 2
                                    

Après la journée que je viens de passer, un dîner en famille me paraît être une épreuve insurmontable. Je n'ai qu'une envie : monter dans la chambre d'Imogen et me cacher sous la couverture. Quelle est la probabilité que ce monde épouvantable disparaisse si je parviens à trouver le sommeil ? Oui, sûrement en dessous de zéro. M'apitoyer sur mon sort ne me mènera à rien. Si je veux m'extirper de ce bourbier, je dois continuer d'avancer, un pas après l'autre.

Contre toute attente, je parviens à avaler la nourriture que la mère d'Imogen a préparée pour toute la famille. Je participe même aux différentes conversations qui sont initiées. Rien d'extraordinaire. Une anecdote sur ma journée au lycée et une question à propos de la cuisson du rôti. Juste assez pour laisser penser aux personnes autour de la table que je ne suis pas rongée par l'incompréhension et la peur. Ce masque semble parfaitement s'ajuster sur mon visage, comme si c'était habituel pour moi. À chaque sensation familière, je ne peux m'empêcher de me demander s'il s'agit bien d'un souvenir qui m'appartient. Après tout, ce qui se trouve sous la surface pourrait très bien être la propriété d'Imogen. J'ignore encore où se trouve la limite entre elle et moi.

Prétextant une rédaction à commencer, je me lève de table. Après avoir déposé mon verre et mon assiette dans l'évier, je traverse la pièce de vie pour atteindre les escaliers. Du coin de l'œil, j'aperçois un détail qui m'avait échappé ce matin. Dans le coin du salon, un haut-parleur similaire à celui de la grand-place a été installé, là où le mur et le plafond se rencontrent. La voix diabolique que j'ai entendue cet après-midi peut donc communiquer avec les habitants à l'intérieur de leurs résidences. C'est fou de se dire qu'un appareil aussi anodin puisse être si terrifiant, mais c'est comme si ce petit boîtier noir venait me rappeler que je n'étais en sécurité nulle part.

—    Quelque chose te tracasse ? demande une voix bien plus proche que le haut-parleur.

Adossé à l'encadrement de la porte, le père d'Imogen m'observe comme si j'étais un document historique contenant des informations inexactes. Une parfaite illustration de ce que j'étais en train de me dire. Les amis d'Imogen vont être difficiles à duper, mais il sera encore plus complexe de donner le change avec sa famille. Ils sont censés la connaître depuis toujours, après tout.

—    Je dois passer ma soirée en tête-à-tête avec mes devoirs, dis-je. C'est ça qui me tracasse.

—    Le futur toi te remerciera d'avoir travaillé d'arrache-pied, rétorque M. Kennedy, un sourcil levé. C'est pour ton bien, tout ça.

—    Tu es obligé de dire ça, tu es prof.

M. Kennedy se met à rire, mais il paraît lui-même surpris par sa réaction. Il reprend une expression sérieuse qu'il juge probablement plus adéquate pour un père de famille.

—    Ce qui veut dire que je sais de quoi je parle, dit-il. Fais-moi confiance. Allez, maintenant va remplir ton crâne de savoir.

Lever les yeux au ciel me semble être la réponse la plus appropriée. Je fais semblant de traîner des pieds jusqu'à atteindre le sommet des escaliers. Cette conversation s'est plutôt bien déroulée, mais j'ai tout de même la curieuse sensation de ne pas être la seule à marcher sur des œufs. C'est comme si nous avions tenté de nous familiariser l'un à l'autre. Imogen n'est peut-être pas très proche de son père, finalement. Si c'est le cas, je vais devoir ajuster mon comportement.

Surinterpréter le moindre détail a le don de vous vider de votre énergie. Mais ce n'est pas encore le moment d'essayer de trouver le sommeil. J'ai d'autres projets pour ce soir.


Dès que je juge la maison suffisamment calme, j'enfile une veste et une paire de bottes trouvées dans la penderie d'Imogen. Je fais tout doucement glisser la fenêtre à guillotine avant d'enjamber le rebord. Je n'ai qu'à tendre la main pour atteindre le treillage qui recouvre la façade de la maison. Je teste sa solidité en appuyant d'abord un pied entre les branches de lierre, puis le second. La structure en bois semble suffisamment robuste, alors je descends sans trop me précipiter. Si je faisais une chute après tout ce que j'ai déjà enduré aujourd'hui, ce serait le coup de grâce.

Les marionnettesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant