Le Parfum de la liberté

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           Une fois de plus, Steliana lisse sa robe du plat de la main. À force de la triturer, elle l'a froissée pour de bon. Ses parents n'apprécieront pas qu'elle arbore une tenue négligée devant eux. Certes, elle a l'habitude de les décevoir, mais elle tient enfin une occasion de s'éloigner d'eux et de la cour impériale d'Adestria, alors aujourd'hui au moins, elle doit se comporter comme la fille qu'ils aimeraient avoir. Puis, une fois loin du palais, elle dira adieu aux robes pour toujours.

           Cependant, avant de gagner sa liberté, elle doit convaincre son fiancé de l'aider. L'idée de dépendre de Ferdinand la rend nerveuse. Elle l'attend depuis un quart d'heure, ou plutôt un siècle, de son point de vue et de celui de sa robe. Pourtant, il n'est pas en retard. Il arrive pile à l'heure, sa silhouette altière annoncée par toutes les horloges du palais.

           Steliana se lève comme un ressort.

— Ferdinand.

           Il sourit, une lueur triste dans le regard.

— Cela ne te ressemble pas de m'accueillir avec autant de ferveur.

           Son air mélancolique accentue son charme, pour autant que son charme puisse être accentué. Il semble tout droit sorti d'une illustration de roman avec son visage aux traits fins, ses larges épaules et sa taille bien dessinée. Parfait et parfaitement ennuyeux. Seuls ses cheveux roux lui confèrent une touche de fantaisie.

           Steliana se laisse retomber sans ménagement sur les coussins du canapé aux montants de bois ouvragés.

— Merci d'être venu.

           Bien sûr qu'il est venu. Son code d'honneur particulièrement strict l'oblige à se conformer à toute sollicitation de sa fiancée. Il n'a certes pas choisi sa future épouse mais il lui témoigne malgré tout une affection sincère, affection que Steliana ne lui rendra jamais. Jamais elle ne pourra aimer la personne qui incarne la cage dorée qui la retient prisonnière de cette cour étouffante.

           Sa mère, sœur de l'empereur, et son père, haut dignitaire de l'empire, lui ont volé son avenir avec ce mariage arrangé, censé assurer son bonheur. Une princesse impériale et le fils du premier ministre ; la cour entière envie ce couple idéal que Steliana rejette de tout son être. D'ailleurs, elle ne rate pas une occasion de rappeler à Ferdinand qu'elle n'acceptera jamais leur union. En dépit de cela, il a répondu à son appel, au moment où elle a le plus besoin de lui. Elle se lance :

— J'ai un immense service à te demander et je n'ai malheureusement rien à t'offrir en échange. Tu as même sans doute beaucoup à perdre dans cette affaire.

           Il s'assied en face d'elle, dans un fauteuil aussi majestueux que lui, et la dévisage sans un mot, aussi attentif que possible. Steliana ferme les yeux pour se retenir de se jeter sur lui, de le secouer, de tenter par tous les moyens de lui faire perdre sa superbe contenance. Elle se mord l'intérieur des joues. Ce n'est pas le moment de craquer.

— Mes parents ont accepté de me recevoir aujourd'hui. Dans une heure.

— C'est donc pour eux que tu as mis une robe, remarque-t-il. J'ai espéré un instant que tu l'aie revêtue pour moi.

           Ils échangent un long regard, teinté de regret pour lui et d'une légère culpabilité pour elle. Une détermination inébranlable anime toutefois Steliana. Quoiqu'il en coûte, elle a décidé de miser tout ce qu'elle a pour convaincre ses parents de la laisser quitter le palais. Et tout ce qu'elle a, c'est Ferdinand. Situation qu'elle trouve d'ailleurs bien ironique.

— Dans une semaine, tu pars pour l'Académie des Officiers du monastère de Garreg Mach.

           Ferdinand acquiesce et lui fait signe de poursuivre, curieux de la suite.

— Je veux venir avec toi.

— Tu n'as pas passé l'examen d'entrée, objecte-t-il. Tu ne peux pas étudier là-bas.

— Si je convaincs ma mère, demain j'ai une lettre signée de l'empereur priant l'archevêque de m'accepter au monastère, dit Steliana en haussant les épaules.

           Avec un léger rictus, Ferdinand admet l'évidence.

— Toutefois, ce n'est pas moi qui vais convaincre mes parents, c'est toi, lâche Steliana.

          Ferdinand hausse un de ses sourcils parfaits. Elle s'explique :

— J'ai besoin que tu leur dises que je maîtrise l'arc et la magie mieux que quiconque ici, que j'ai assisté à maints conseils de guerre pour parfaire mes compétences de stratège et que cette formation d'officier me rendra indispensable pour l'Empire.

— Tout cela est la pure vérité, pourquoi ne leur dis-tu pas toi-même ?

— Tu le sais bien. Parce que ma robe est froissée, parce que je suis trop franche, parce que je ne suis qu'un jouet pour eux !

           Elle se tait pour ravaler le désespoir qui perce dans sa voix. Elle se force à respirer profondément pour retrouver son calme.

— Ils t'adorent. Dis-leur que tu veilleras sur moi.

— Cela aussi est la pure vérité.

           Ferdinand tend doucement la main vers elle, mais elle se recule avec raideur.

— Je n'ai pas besoin de protection. J'ai besoin de respirer. J'étouffe, tu comprends ?

           Il esquisse une moue compréhensive et ne réfléchit qu'un instant avant de céder.

— Très bien. Je ferai ce que tu voudras.

           Steliana ne peut contenir un soupir de soulagement. Même si elle connaît la nature chevaleresque de Ferdinand, elle a joué et rejoué les pires issues possibles de cette entrevue dans sa tête. Son désir d'indépendance risque tout de même de coûter une position très en vue à la cour à son fiancé.

— Tu es toute pâle, observe Ferdinand. Tu n'as pas beaucoup dormi ces derniers temps, n'est-ce pas ? Depuis combien de temps échafaudes-tu ce plan ?

— Depuis... un moment.

— Tu ne peux pas te présenter dans cet état de fébrilité devant tes parents. Tu sais à quel point il tiennent à ce que tu restes maîtresse de toi en leur présence. Laisse-moi commander un thé pour te redonner des couleurs.

           Steliana serre les dents pour retenir les larmes qui lui montent aux yeux devant la gentillesse de Ferdinand. Elle aime beaucoup partager le thé avec lui. Très conscient de son devoir de noble, il offre toujours une compagnie prévenante et intéressante. Elle hoche donc la tête pour accepter sa proposition. Son fiancé se lève avec diligence et saisit le cordon dévolu à l'appel des domestiques. Au moment de l'actionner, il marque une pause et tourne vers elle un visage tourmenté qui ne lui ressemble pas.

— Si tu m'accompagnes à l'Académie des Officiers, tu ne reviendras jamais dans l'Empire avec moi, n'est-ce pas ?

            Steliana le fixe droit dans les yeux, résolue.

— Non, jamais.

            Ferdinand ne peut soutenir son regard. Il inspire longuement puis actionne enfin la sonnette. Derrière lui, Steliana se détend. Aussi subtil que les effluves d'un thé, un parfum de liberté flotte déjà dans la pièce.


Steliana von Eisstern - Portrait en 3 souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant