Chapitre 1

4.9K 120 44
                                    

Installée à ma table habituelle de la cafétéria, j'essaye d'ignorer les regards insistants des autres. Six ans que mes parents sont morts, et j'ai toujours droit à leur attention constante. Un mélange de pitié et de dédain. Je n'appartiens pas à leur monde et ils prennent bien soin de me le rappeler. Le nez plongé dans mon manuel d'économie, j'ai l'impression de relire quinze fois la même phrase. Les messes-basses des autres étudiants m'empêchent de me concentrer et le partiel est dans quelques jours.

— Allô la terre, ici la lune. On va à la soirée chez Clyde, ce soir ?

Tia tapote ses ongles manucurés sur la table en bois massif. Chez ma meilleure amie, les questions sont des affirmations. A chaque fois qu'elle a envie qu'on fasse quelque chose, je sais qu'elle va s'acharner jusqu'à ce que je cède.

— Je ne sais pas, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

Exaspérée, j'efface le mot dernier mot que j'ai écrit car je n'arrive même pas à le relire puis balaye les petits bouts de gomme par terre.

— Quelle est l'utilité d'être enfin majeure, si on ne peut toujours pas se permettre les soirées de Clyde ?

On pourrait croire que Clyde est doté d'un grand sens moral quand on sait que ses soirées ne sont pas accessibles aux mineures. Il n'en est rien. Il s'est juste fait pincer les oreilles par les flics et s'est retrouvé en probation.

— On n'est pas obligées de leur parler. Ni à lui, ni à Ace. Surtout pas à Ace, d'ailleurs.

— Tu sais que j'ai toujours envie de te faire plaisir, mais là, c'est non. Elliot m'en voudrait à mort. Je lui dois beaucoup, à cet idiot.

Je rechigne à lui apporter un verre d'eau, mais je pourrais lui donner un rein.

— Tu n'as jamais insisté pour savoir ce qui s'est passé entre Ace et Elliot ?

Cela doit être la centième fois que Tia me pose cette question, et la centième fois que je lui offre la même réponse :

— Si, bien sûr, mais Elliot ne veut pas en parler. Ou alors il me sort que c'est des broutilles pas importantes. Alors que non, clairement. On ne déteste pas quelqu'un à ce point pour des broutilles.

Je termine en mimant des guillemets. De toute façon, mon frère n'est plus le seul à détester Ace. Avec le temps, je m'y suis mise aussi. Au final, c'est comme se demander de qui entre la poule et l'œuf est apparu en premier.

Pourtant, il y a six ans, quand Ace est arrivé, j'ai cru tomber amoureuse sur place. A côté de lui, tout est aussi fade que des biscuits bio. Ace est tellement beau qu'il peut donner le tournis. Parfois, ça me le fait encore, jusqu'à ce qu'il se moque de moi, qu'il fasse tomber mes cahiers par terre, ou qu'il éclabousse mes vêtements de boue avec sa Lamborghini en passant à côté de moi. Et là, le tournis se transforme en rage. Je ne sais pas trop comment cette histoire a démarré, mais Ace est comme cette école, magnifique à l'extérieur et pourri de l'intérieur.

Redwood est un complexe imposant et luxueux, composé d'un collège, d'un lycée et d'une université. Les bâtiments, qui sont en briques rouges et de marbre blanc, se dressent fièrement sur une grande étendue d'herbe verdoyante. Les jardins qui les entourent sont impeccablement entretenus. Les terrains de sport, avec leurs pelouses étincelantes et leurs installations ultramodernes, font de cette cité scolaire la plus prestigieuse de l'Etat. Nichée dans un coin paisible, sur une haute colline de Westfield, sa localisation discrète en fait la meilleure planque pour les riches parents qui veulent cacher leurs filles enceintes de seize ans, entre autres.

C'est mon enfer sur terre. Imaginez une école, peu connue de tous, où on a mis tous les riches à problèmes du Dakota du Nord. L'intention est probablement de dissimuler que la richesse n'est que surface et qu'elle peut cacher des vices décadents. Mais, parait-il, on ne crache pas dans la soupe qu'on boit. J'ai pratiquement grandi ici, avec mon frère Elliot, la seule famille proche qui me reste.

Poison (sous contrat d'édition)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant