Chapitre 9

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Saya ne rivalisait clairement pas avec la plupart de ses pairs en matière de chasse. Elle le savait, c'était l'une de ses plus grandes faiblesses, et c'était souvent difficile à admettre lorsque l'on s'érigeait dans les hauteurs d'une sphère sociale aussi dangereuse que le monde des hommes. Une part d'elle refusait catégoriquement que qui que ce soit ne cherche à lui enseigner un art dans lequel elle se débrouillait plutôt bien ; et Shu-an avait un côté désagréable. Pourtant, après s'être changée dans une tenue plus confortable et surtout plus masculine, Saya s'était surprise à se sentir curieuse, et un peu excitée à l'idée d'en apprendre plus auprès du mercenaire. Peut-être était-ce simplement par esprit de contradiction envers Fendyel, qui montrait les crocs à chaque fois qu'un homme semblait compétent dans un domaine qu'il ne maîtrisait pas. Saya prenait également conscience qu'elle trouvait Shu-an bel homme, et qu'elle n'y trouverait peut-être pas autant de sympathie s'il ressemblait à autre chose.

Dans le couloir, elle crut reconnaître sa voix... accompagnée d'une voix. Plus féminine. Son coeur se serra sensiblement alors que Saya cherchait à chasser ces sentiments parasitaires. Si elle fut tentée de tendre l'oreille pour décréter si son instinct était bon ou non, elle reprit son sérieux pour frapper à la porte.

«Shu-an ? Tout va bien ?»

Une question presque idiote au vu de sa condition et de celle du mercenaire. Saya se sentait trahi, agacée, aussi, alors qu'elle se répéta plusieurs fois que chacun pouvait bien batifoler avec n'importe qui que ça ne l'intéressait pas. Une conduite qui lui venait de son défunt mari ; il avait toujours considéré que s'il était bon pour un chef de connaître les concubinages des membres de son clan, une part de secret et de pudeur restait toujours préférable comme de bon ton. «Oui, répondit Shu-an après un petit temps de retard, un instant, je finis de m'habiller.» Saya chercha à se détendre pour les quelques secondes que mit Shu-an a finalement ouvrir sa porte. Le mercenaire sortait immédiatement, comme un enfant voudrait dissimuler maladroitement quelque chose dont tout le monde était déjà au courant. En réponse, Saya se contenta de tourner les talons, peut-être un peu plus vive qu'elle ne l'aurait souhaité, pour éviter d'avoir envie de l'interroger sur les voix qu'elle entendait tout à l'heure.

«Nous partons dans quelques minutes. Je venais vérifier que vous étiez prêt.
— Quelle charmante attention ! plaisanta l'autre, vous aviez peur que je me perde, cheffe ?
— Plutôt que vous dérogiez à vos promesses ; je préfère m'attendre à tout de la part d'un homme.»

La pique arrêta la conversation sans négociation possible. Saya se pinça les lèvres, profitant du fait qu'elle tournait le dos à Shu-an. C'était véhément pour aucune raison si ce n'était l'inconfort qu'elle ressentait à l'idée que Shu-an s'amuse avec une des rares filles du clan, ou plus généralement du village. Heureusement pour elle, personne ne releva et ils se séparèrent brièvement au moment de récupérer de l'équipement.

Seul un tout petit groupe de chasseurs partait aujourd'hui ; en même temps, la coutume faisait qu'on préférait partir à l'aube, mais la fraîcheur nocturne rendait la forêt plus dangereuse que salvatrice, que ce soit pour les hommes ou pour les proies. Ils étaient six en tout, réparti en groupes de deux. Personne n'avait besoin de consigne, mais Shu-an et un autre membre du clan lancèrent quelques encouragements généraux à l'assemblée. L'homme était doté d'une assurance étonnante, lui donnant un aspect de serpent sociopathe qui savait comment se rendre indispensable ; mais alors qu'il se tournait vers Saya pour lui sourire, elle regretta instantanément d'avoir pensé du mal de lui.

Saya préféra laisser sa bêtise momentanée de côté alors qu'ils partaient ensemble dans la même direction. Tous les groupes avaient une zone prédéfinie de la forêt, principalement pas ne pas risquer de se croiser et de se blesser les uns les autres.

«Je suis contente de voir que vous vous habituez rapidement à la vie ici, lança Saya sur le ton de la conversation.»

Car elle se rendait bien compte qu'elle n'avait que très peu échangé avec lui pour se faire une idée précise de sa personnalité ; qui plus est, ce qu'elle pensait être un secret sur les fréquentations de Shu-an l'avait quelque peu fait baisser dans son estime, et Saya souhaitait briser ce malentendu... sans jamais plus en reparler.

«Ah, ravi que vous puissiez le noter, cheffe !
— Vous vous plaisez, ici ?
— A Fudo, vous voulez dire ? Plus généralement das le clan ?»

Elle hocha la tête, veillant à le moins possible s'enfoncer dans la neige qui lui montait toutefois jusqu'aux chevilles. La jalousie irradiait ses muscles en voyant Shu-an se déplacer comme si le monde se pliait sous ses pas ; ça forçait l'admiration, mais du haut de sa petite taille, Saya se trouvait quand même agacée.

«C'est plaisant, déclara-t-il après quelques instants de réflexion. Je suis surpris de la ténacité de certains des Gogjyou. Enfin, non, je suis surpris de m'être trompé sur certains d'entre eux !
— C'est à dire ?
— Eh bien, il y a déjà Darui, le grimpeur d'arbres. Il est plus faible que les autres et tombe souvent malade, mais c'est la première fois que je vois un garçon de son âge dompter sa peur aussi vite. Et pourtant, c'est un vrai trouillard !»

Saya n'était pas certaine d'apprécier le ton que prenait Shu-an, mais elle admettait avoir le même point de vue que lui ; ne serait-ce qu'au travers des quelques minutes d'entraînement qu'elle avait aperçu le matin même.

«Je suis encore très curieux de beaucoup de choses, cela dit.
— Ah oui ? Comme quoi ?
— Vous.»

L'honnêteté de l'homme arracha des frissons à Saya. Elle n'en souffla mot, concentrée à ne pas faire trop de bruits même si leur discussion aurait tôt fait d'effrayer le petit gibier.

«Je vous laisse expliciter votre pensée, si vous le souhaitez.
— Oh, sourit-il, il n'y a pas grand chose à expliquer. C'est vraiment un besoin impérieux de satisfaire ma curiosité... un peu hasardeuse, je veux bien l'admettre.»

Saya marqua un arrêt, vérifiant les alentours alors qu'une main se portait à son carquois ; l'autre touchait le bout de son arc.

«C'est presque décevant, comme réponse.
— Je vais rester positif et me focaliser sur le presque !»

Saya ne saurait dire s'il était réellement de bonne humeur ou s'il appartenait à cette catégorie d'artiste qui mentait trop bien pour qu'on y voit au travers. Dans tous les cas, les deux reprirent une marche silencieuse alors qu'ils restaient attentifs aux traces autour d'eux. Il leur fallut un morceau de temps non négligeable pour que les doigts de Saya commencent à geler malgré la laine à ses paumes.

De toutes petites traces la firent s'arrêter. Au milieu d'un bruissement de feuilles, Saya repéra la petite silhouette blanc sur blanc qui levait des oreilles curieuses. D'une main experte mais tranquille elle dévoila son arc, encocha une flèche, et visa.

Saya aimait cette sensation. Sa corde bandée près de sa joue, plus rien ne se signifiait au delà de sa bulle de maîtrise ; elle avait toujours aimé tiré à l'arc. La flèche transperça le lapin qui tomba dans la neige après le début d'un saut trop lent, ne laissa près de lui que de toutes petites tâches rouges. Du coin de l'oeil, Saya vit son partenaire hausser les sourcils alors qu'elle partait chercher sa proie, retirer la flèche de son corps et le fourrer dans son sac.

«Je vais être honnête, c'est la première fois que je vois une femme chasser.
— Vos conclusions sont-elles bonnes ? sourit Saya.»

Elle n'aimait pas quand les hommes se mettaient à la placer telle une exception masculine, comme si tout son genre était incapable de faire quoique ce soit sous prétexte de réflexes moindres, ou de forces plus négligées. Le compliment se sentait pourtant au delà de quelques mots qui résonneraient mal dans d'autres cas.

Ainsi admirée, Saya avait la confirmation que ses efforts n'étaient pas vains ; mais cela voulait aussi dire que cela n'avait rien d'une évidence.

«Vous ramenez une proie au village et vous ne gaspillez pas de flèche, je pense que les conclusions se font d'elles-mêmes, cheffe !»

Bon retournement de situation de la part de l'étranger. Saya reprit la route, sans s'attendre à ce qu'ils se parlent à nouveau ; Shu-an choisit pourtant de briser le silence entrecoupé de lacets de vents dans les branches hivernales.

«Comment êtes-vous devenue cheffe, cheffe ?»

Saya lui jeta un regard en coin. Il lui était impossible de déceler le moindre sous entendu dans une question presque innocente ; mais ne réalisait-il pas que cela pouvait être assez déplacé ?

«C'était une décision qui parut... satisfaisante, à l'époque où cela s'est produit. Je me suis imposée comme choix à la mort du précédent chef des Gogjyou.
— Vous faisiez déjà partie du clan, alors !
— Oui.»

Le sujet était inconfortable ; bien plus que Saya ne l'aurait pensé. Sous entendre des faits passés auprès de Doma, Fendyel ou certains des hommes de son clan qui sont là depuis deux ans était devenu facile ; mais une boule venait de se loger dans la gorge de Saya qui ne savait pas comment l'avaler.

Les heures suivantes furent consacrées uniquement à la chasse ; Shu-an eut plusieurs fois l'occasion de montrer ses capacités à l'arc, mais lui préféra systématiquement les couteaux de lancés. Saya se jura de lui poser plus de questions sur ses capacités plus tard ; elle avait trop froid pour réfléchir outre mesure.

Ils s'apprêtaient tous deux à rentrer avec leurs quelques proies ; la nuit ne tarderait pas à tomber, et ils avaient une certaine trotte à faire avant de rejoindre le village. L'arrêt soudain de Shu-an interrogea Saya ; il levait lez nez vers la cime dénudée des arbres, puis dans de multiples directions.

«Shu-an ? Tout va bien ?
— Outre le fait que je commence à apprécier que vous me posiez si souvent la question...»

Elle leva les yeux au ciel, n'ajoutant aucune remarque.

«Non, quelque chose cloche. Il y avait autant de brume, quelques secondes plus tôt ?»

Saya battit des cils rapidement ; elle se rendit compte qu'elle voyait difficilement à quelques mètres plus loin, là où l'instant précédent, il lui était possible de discerner des arbres à plus de trente mètres.

«Un démon ? demanda-t-elle en se rapprochant de Shu-an pour le garder dans son champs de vision.
— Possible...»

Elle ressortit son arc et encocha une flèche.

«Mais je ne sais pas s'il nous a repéré.»

Jusqu'au premier soleil de marsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant