Prologue

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« Ya nod ! »


Ma mère referme la porte. Je l'entends pester contre moi en s'adressant à Dieu. J'ouvre les yeux difficilement. Le visage gonflé, la bouche pâteuse, je me tire enfin de mon pieu.


Quinze heures et j'entends déjà sa petite voix qui se plaint de moi. J'ai honte. Yemma, si tu savais comme je souffre de toutes les contradictions avec lesquelles je vis. Tu penses que la vie est aussi simple qu'à ton époque, mais notre génération est pourrie jusqu'à la moelle. On cherche la caillasse Yemma, y a que ça pour s'en sortir... J'aimerais te prendre dans mes bras, mais j'ai les mains trop sales pour oser te toucher à nouveau. J'ai fait des choses dont je ne suis pas fier et aujourd'hui, j'en ai le cœur carbonisé de toutes ces slatas3. Tu persistes à y semer des graines Yemma, mais rien n'y pousse, rien n'y vit. Une journée de plus à tenir les murs, discussions entre cas soc', chicha, habta, on se checke, on se parle avec les mains et avec les mots on est plein de « hachek ». On remanie la langue de Molière, « on la plie à notre vouloir dire », comme dirait Aimé Césaire. C'est nos vies ; elles ne prennent de sens qu'autour de ces discussions, ou lors de ces soirées où l'adrénaline monte et que le butin est acquis, Yemma. Ces soirs-là, on brade nos vies pour pas grandchose, on risque les quinze piges fermes pour seulement cinq mille euros...


Mais c'est uniquement ainsi qu'on se sent vivre. C'est chaud à dire, mais malheureusement il n'y a que dans le hlam qu'on se sente épanouis. L'illicite nous offre tout ce qu'on n'a jamais eu : des thunes, des frères, mais surtout un sens à nos vies.


Tu sais Yemma, j'aurais voulu que tu sois fière de moi, que tu marches la tête levée par l'idée que ton fils s'en soit sorti. J'aurais voulu faire de toi une reine. Et pourtant, voilà vingt-cinq années que je suis sur Terre, vingt-cinq années que je fais tout de travers... Je n'ai rien changé, ni dans ma vie, ni dans la tienne. Enfin, si. À toi, je t'ai apporté tous les maux qu'un fils peut amener à sa mère : les conseils de discipline, les exclusions, puis les perquisitions à la maison, les G.A.V, les maisons d'arrêt, la prison... Je t'ai fait vivre le pire alors qu'au fond je cherchais pour toi le meilleur ; j'aurais voulu faire de toi une « vraie » dame... Mon esprit était plein de bonne volonté, mais ma vie est vide d'acquis, vide d'action. Vingt-cinq piges et j'en suis toujours au même point : comprendre qui je suis. Si je te racontais nos vies Yemma, tu n'en reviendrais pas ; tu n'en dormirais plus, tu ne nous croirais pas, toi qui t'es battue pour venir ici et nous offrir la chance de construire un réel avenir.


Ça a commencé par la déscolarisation, des profs qui ne comprenaient pas que depuis le berceau on avait la rage. La haine grouillait en nous et on n'y pouvait rien : elle nous ruinait le cœur. Y avait la vie qu'on nous montrait à la télé et et y avait cette putain de réalité en bas des tours ; dès le plus jeune âge, on était les spectateurs de la déchéance des spectres de la tess9, ces mortsvivants qui déambulaient entre les tours de ciment à la recherche de quelque chose – une lueur peut-être –, mais qui n'ont trouvé que la came pour les combler. Nos seuls modèles étaient ces jeunes déchirés, ivres morts de s'être espérés libres.

Le temps d'une soirée, on les voyait à bout de souffle – hantés par un passé qui les détruisait à petit feu – trouver leur seule issue dans la drogue et ne plus voir la limite entre suicide et overdose. Alors que faire ? Que dire, Yemma, quand à la rentrée on te demandait : « Comment se sont passées tes vacances ? » et que toi, à part tes aller-retours au supermarché du coin, t'avais jamais quitté ta cité ? Et que ta vie oscillait entre tes foots sous le cagnard estival et tes visions d'horreur nocturnes ? Hein, Yemma, comment trouver sa place à l'intérieur de ce fossé qui séparait leur monde du nôtre ? On essaie tant bien que mal de s'insérer, de se poser ; on est tous pleins de projets et remplis de bonne volonté. Mais wallah10, Yemma ! la réussite, elle nous esquive, elle nous feinte, y a que l'illicite qui tend les bras. Comme le dit Kery James: « On a palpé le fric, des sommes astronomiques, et comme ça, un jour on te demande de travailler comme un iench pour le SMIC... ». J'pourrais te parler de nos vies pendant des heures, de nos tourments, de nos tracas, de nos cauchemars, mais à quoi bon ? À quoi bon si ce n'est pour surcharger d'autant plus ton fardeau d'avoir enfanté une vermine.


Pingouin m'appelle :


— Wai Pingouin.

— Bien ou quoi ?

— J'me lève zerh, tu veux quoi ?

— Y a un plan ce soir, j'te tiens juste au jus.

— Un plan à l'arrache ? Azy, c'est plus pour moi wallah ! Faut que j'arrête ces trucs, mon frère.

— Fais pas ta mouille frère, y a trop de lové à la clef, on a besoin de toi.

— Nan frère, wallah je dev...

— Ah, mais d'ac, tranquille la famille ! Wallah, je retiens.

— Qu'est-ce t'as ? Tu fais ta vieille meuf énervée ?

— Tu parles de meuf ? Alors qu'à cette heure-ci t'es une sacrée mouille ? Y a besoin de toi, les frères ils t'appellent tranquille pour faire partager la galette et toi, tu fais la salope. Bah, vas-y tchô !

— C'est toi la salope ! Azy la famille appelle vers minuit, j'ai deux trois missions à faire avant.

— J'savais que t'allais pas faire ta pute ! Vas-y tchô la feumi, y a ma mère qui m'attend.



Voilà, Yemma. Voilà ce qui m'entoure : mes frères de la rue, d'autres soldats déchus, des vermines au cœur aussi noir que du charbon, mais... qui possèdent en eux quelque chose. Une richesse insoupçonnée.

Minuit passé, Yemma dort déjà. Elle ne m'a pas adressé la parole de la journée ; elle m'a juste laissé une assiette dans le four. Des attentions de maman aimante, mais détruite... J'attends l'appel de Pingouin, calé avec deux trois frères en bas des blocs ; on fume à s'enfumer le cerveau. Topo de ce qui se passe la cité ses derniers temps. Farid va se marier avec cette michto19 de Selma. Wallah, c'est un des rares mecs bien de la tess et il a fini avec une professionnelle de la hachekalité. Ça fait mal au cœur, mais on n'y peut rien, c'est la vie. Shab, on va lui dire quoi : « Ta meuf c'est une Vr6 » ? Et après quoi ? Il va la plaquer et revenir se poser sur un banc avec nous en se lamentant sur sa vie ?

Nan nan, tire-toi mon frère ! Si tu peux t'en sortir, fonce wallah. C'est toujours mieux que de te déchirer la gueule tous les soirs et finir par insulter tout ce qui t'entoure, même ces putains d'étoiles qui nous éclairent. Parce que dans le fond, on le sait : jamais on aura la chance de briller comme elles, même pour une nuit. Deux heures du matin. On va se poser dans un appart' où crèchent deux, trois meufs... Musique, habta, petites go fraîches, mais toujours pas de signe de vie de Pingouin. On déguste du bon son la mine plus bas que terre, on grille le temps à abuser des plaisirs charnels de la vie. C'est crade... Six heures du matin, un coup de fil anonyme.


— Ouais, ouais c'est bien moi ; je suis son pote, enfin son ami quoi. Si... je l'ai eu au téléphone vers euh... quinze heures hier je crois, mais il allait très bien ; on devait se rejoindre dans la soirée.

— ...

— Hein ? Quoi ? Comment ça ? ... Arrêtez, wallah... Nan... Nan ils n'ont plus le téléphone chez eux. Mais wallah, nan, ce n'est pas possible... mon frère...


Le cellulaire se fracasse sur le sol et ma voix se brise en un sanglot qui m'étrangle... Bâtarde de vie ! Jusqu'au bout, elle nous encule. Pingouin s'est fait descendre vers quinze heures cet après-midi de fin janvier... Peu de temps après mon coup de fil, il a été retrouvé dans une cave, une des plus glauques de la cité. Histoire d'héroïne qui s'est mal finie d'après la Police. Il devait rejoindre sa madré. Je crois même que c'était son anniversaire. Et bordel ! C'est à moi de leur annoncer, à elle et à sa fille, que le seul homme de leur vie s'en est allé pour une autre... Mon frère. Je sens le sol faillir sous mes pieds. Mon frère s'est fait buter et moi j'continue d'exister dans le néant de cette vie, à la lueur de cette funeste liste des martyrs du ghetto dont je ne tarderai pas à rejoindre les noms.


Yemma, y a pas d'issue ; on est condamnés à périr, damnés pour la vie. On naît poussière et on finira poussière.


Dans la peau d'un thugOù les histoires vivent. Découvrez maintenant