— Qu'est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.
— J'ai lu ces deux lettres.
Charles rougit.
— Comment cela s'est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais, je suis tentée de ne pas trop me repentir d'avoir lu ces lettres, puisqu'elles m'ont fait connaître votre cœur, votre âme et...
— Et quoi ? demanda Charles.
— Et vos projets, la nécessité où vous êtes d'avoir une somme...
— Ma chère cousine...
— Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n'éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d'une pauvre fille qui n'a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j'ignorais ce qu'était l'argent, vous me l'avez appris, ce n'est qu'un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur.
Eugénie, autant femme que jeune fille, n'avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet.
— Eh ! bien, vous refuseriez ? demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence.
L'hésitation de son cousin l'humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou.
— Je ne me relèverai pas que vous n'ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?... que je sache si vous m'honorez, si vous êtes généreux, si...
En entendant le cri d'un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu'il saisit afin de l'empêcher de s'agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table.
— Eh ! bien, oui, n'est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d'ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m'imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don.
Charles put enfin exprimer ses sentiments.
— Oui, Eugénie, j'aurais l'âme bien petite, si je n'acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.
— Que voulez-vous ? dit-elle effrayée.
— Écoutez, ma chère cousine, j'ai là... Il s'interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d'un surtout de cuir. — Là, voyez-vous, une chose qui m'est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l'or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège. Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots.
— Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n'aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l'ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l'or un prix bien supérieur à celui de son poids.
— Ce que vous admirez n'est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. Il tira deux portraits, deux chefs-d'œuvre de madame de Mirbel, richement entourés de perles.
— Oh ! la belle personne, n'est-ce pas cette dame à qui vous écriv...
— Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu'après vous ils n'aillent pas en d'autres mains... Eugénie se taisait.
— Hé ! bien, oui, n'est-ce pas ? ajouta-t-il avec grâce.
En entendant les mots qu'elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.
— Ange de pureté ! entre nous, n'est-ce pas ?... l'argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais.
— Vous ressemblez à votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre ?
— Oh ! bien plus douce...
— Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. À demain.
Elle dégagea doucement sa main d'entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l'éclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte : — Ah ! pourquoi suis-je ruiné, dit-il.
— Bah ! mon père est riche, je le crois, répondit-elle.
— Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s'appuyant le dos au mur, il n'aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénuement, enfin il vivrait autrement.
— Mais il a Froidfond.
— Et que vaut Froidfond ?
— Je ne sais pas ; mais il a Noyers.
— Quelque mauvaise ferme !
— Il a des vignes et des prés...
— Des misères, dit Charles d'un air dédaigneux. Si votre père avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue ? ajouta-t-il en avançant le pied gauche.
— Là seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée.
— Allez dormir, dit-elle en l'empêchant d'entrer dans une chambre en désordre.
Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire.
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Eugénie Grandet par Honoré de Balzac
RomanceFélix Grandet, grâce à un sens des affaires et une avarice très prononcée, a réussi à faire fortune, tout en faisant croire à sa femme, à sa fille Eugénie et à sa servante Nanon qu'ils ne sont pas riches. À Saumur, chacun estime la fortune du père...