Algea

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L'étrangère avait la peau sensible, une peau qui n'avait pas goûté la lumière
depuis longtemps. Les boucles de ses cheveux noirs venaient caresser ses joues de
satin et cacher d'un voile ses yeux d'opale. Vêtue d'une robe blanche aux manches
de dentelles et à la jupe plissée, son fin cou de cygne était orné d'un collier en argent
où pendait une épine noire. Chaussée de sandales délicates, elle observait de ses
grands yeux brillants la scène qui l'entourait, calme et sereine. Des hommes qui se
battaient, des hommes qui fuyaient et un vacarme effroyable qui résonnait sur le
pont.
Le ciel était bleu et clair. Pas loin de là où l'étrangère se tenait, une rivière
dont les flots rugissaient coulait. Le vent hurlait. Le Soleil rayonnait, brûlant la peau
de la jeune femme qui se tenait au milieu du Chaos. Autour d'elle, les hommes qui
étaient descendus de leurs vélos après une longue journée de route s'étaient
retrouvés attaqués par un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants. Les
agresseurs avaient tous en main des armes improvisées : battes, râteaux, gourdins
entourés de barbelés, tuyaux... Ils s'étaient jetés sur les cyclistes noirs en hurlants,
leurs visages défigurés par la haine et avaient commencé à les battre. Les adultes
frappaient forts, les enfants griffaient et lançaient des pierres. Les Noirs criaient,
s'enfuyaient, se débattaient ou se recroquevillaient.
La jeune femme sonda le tumulte du regard et sembla trouver ce qu'elle
cherchait parce qu'elle se dirigea calmement et déterminée. Là où elle passait, le
temps autour d'elle semblait ralentir, les coups se faisaient moins lourds, la douleur
plus supportable et les cris moins déchirants ; les agresseurs ne la remarquaient pas,
mais elle sentait parfois un regard se poser sur elle et lorsqu'elle jetait un coup d'œil
elle voyait des pupilles noires la fixer, pleines de larmes et émues par cette vision.
« C'est une vision de Dieu. »
« Elle est là pour alléger notre peine. »
« Le ciel est avec nous. »
« On ne peut pas regretter de nous battre pour notre liberté. »
Et à chaque fois qu'un homme à terre croisait son regard, l'étrangère souriait,
mais ne s'arrêtait pas.
Elle était là pour quelqu'un.
Elle finit par l'atteindre. L'homme à la peau d'encre était recroquevillé sur lui-
même, les paupières fermées ; il avait perdu connaissance. Au dessus de lui, un
quarantenaire le battait avec un tuyau de fer tandis qu'une petite fillette lui griffait
sauvagement les bras, le visage, tout ce qu'elle pouvait atteindre avec ses petits
doigts d'enfant.
- Jeff !
Un homme maigrichon, sûrement tout juste adulte, courut vers l'homme inconscient,
agrippa le bras de celui qui le battait et essaya de le tirer en arrière.
- Vous allez le tuer ! Arrêtez, je vous en supplie !
- Dégage, pauv' con ! cracha la brute.

- Il va mourir !
Dans son acharnement, la brute se retourna vers le pauvre homme et se mit à le
battre lui. Il criait, pleurait, priait, suppliait mais la jeune femme n'y prêta pas
attention. Partout autour, les hommes criaient, pleuraient, priaient et suppliaient.
La jeune femme en robe s'avança vers l'homme inconscient sur lequel la fillette
s'acharnait toujours. L'étrangère prit fermement le bras de l'enfant avant de l'éloigner
de Jeff et de le toiser, toujours calme.
La gamine voulut se jeter sur la femme mais celle-ci se retourna et planta son
regard dans ses yeux. L'enfant prit immédiatement peur et tenta de s'enfuir en
reculant. Cette femme était blanche, mais surtout, elle était trop belle pour être
humaine.
Cependant, le regard de l'inconnue captiva la jeune fille et elle resta près de la
belle femme, ne remarquant pas qu'autour d'elle le silence régnait et le temps s'était
arrêté. Les yeux sombres de l'étrangère n'étaient pas du même noir que ceux des
hommes qui les entouraient. C'était un noir profond, semblable à du chocolat fondu,
et quand on regardait longtemps, on pouvait apercevoir des pépites d'or bouger dans
ses yeux. Ces yeux étaient chaleureux, ces yeux étaient aimants.
- Vous êtes un ange ?
La voix juvénile retentit comme un gong dans le silence. L'apparition sourit, un
sourire amusé et bienveillant. Elle regarda fillette, la regarda si longtemps que la
petite se dit que l'ange ne répondra pas. Mais l'apparition entrouvrit ses lèvres et
d'une mélodie aussi douce que le vent de printemps elle dit :
- Je suis une mère qui s'inquiète de l'avenir de ses enfants.
- Une... mère ?
- Ma fille, - l'étrangère passa une main dans son dos et s'accroupit à sa
hauteur- regarde cet homme – elle désigna Jeff - que vois-tu ?
- Un Noir, cracha la fillette avec haine.
- Et ?
- Il doit mourir.
- Pourquoi ?
- Il ne connait pas sa place.
- Et quelle est sa place ?
- Il est censé être en dessous de nous.
- D'accord. Maintenant, regarde-le comme si tu ne voyais pas sa peau. Qui est-
ce ?
La fillette parut désorientée. Elle ouvrit la bouche, hésita, la referma. Elle chuchota
finalement, timidement :
- Un homme.
- Pourquoi détestes-tu cet homme ?
- Parce qu'il est noir.
- Mais tu ne vois pas sa couleur.
- Mais...
- Cet homme t'a t il frappé ?
- N...non...

- A-t-il frappé tes parents ?
- Non...
- A-t-il tué tes voisins ?
- Mes voisins sont en vie, s'étonna la fillette, ne comprenant pas ce qu'il se
passait.
- Le frappes-tu ?
- Bah oui !
- Lui fais-tu mal ?
- Oui ! Oui ? sa voix se fit hésitante, la détermination dans son regard flanchant.
- Souffre-t-il à cause de toi ?
- Peut-être..., s'obstina la fillette.
L'apparition regarda cet enfant droit dans les yeux. Son esprit n'était pas encore
complètement empoisonné, elle pouvait encore sauver cette pousse d'avenir. Elle
pouvait encore lui ouvrir les yeux. Elle répondit, le visage sérieux, les lèvres figées
dans une expression de marbre :
- Il souffre.
- Mais papa dit qu'ils ne ressentent rien ! Qu'ils sont les enfants du Diable et
qu'ils ne ressentent pas la douleur !
- Ils ne sont pas des enfants du Malin. S'ils l'étaient, ils auraient des cornes.
- Il les a peut-être cachées ! Avec de la Sorcellerie !
- Les démons ne peuvent pas cacher leurs cornes.
- Mais s'il n'est pas un rejeton du Diable... Pourquoi papa le déteste tant ?
Pourquoi déteste-t-il les noirs ?
Son regard coula vers l'image immobile de son père qui avait le bras levé sur
l'homme pas plus âgé que son grand frère. Le jeune adulte avait du sang qui coulait
de son visage, de son bras gauche, son bras droit était dans un angle bizarre et ses
mains jointes en une prière désespérée comme les martyrs qu'elle avait vu sur les
images dans la Bible de son Eglise. Le sang du garçon était rouge, pas noir comme
disait son oncle. Pourquoi son père déteste-il les Noirs au sang aussi rouge que le
leur ? Pourquoi son oncle croyait-il que ces hommes ont le sang noir ?
- Parce qu'il a peur.
- Pourquoi ? la petite fille tourna ses yeux perdus vers l'ange face à elle. Elle,
elle aurait la bonne réponse. Parce qu'elle était un ange.
- Parce qu'il est différent.
- Mais tout le monde est différent ! s'étonna la petite.
- Alors pourquoi as-tu fait mal à cet homme ?
- Parce que ..., la fillette regarda l'homme à terre, surprise de voir la trace de
ses ongles sur la peau sombre. Parce qu'on m'a dit que c'était bien...
- Pourtant tu sais que les hommes ne disent pas toujours la vérité.
- Oui, mais...
La voix de la fillette mourut. Elle regarda l'homme à terre. Ferma ses yeux et
toucha sa peau. Elle était chaude. Douce. Comme la sienne.
Quoi d'autre était comme elle ? Elle l'observa, les yeux ouverts. Il avait
dix doigts. Il était de la même taille que son oncle. Son front était lisse,
dépourvu de cornes. Il avait des cicatrices sur ses bras, comme elle en avait
une sur le genou.

Qu'est ce qui était différent ? Sa peau, mais la couleur était la seule
différence. Son nez, mais le fils de ses voisins avait aussi un nez différent du
sien.
- Je fais quoi maintenant ?
La petite fillette tourna ses yeux tristes et désolés vers la belle femme. Elle devait
sauver cet homme. Et tous ceux qui étaient à côté.
- A toi de le découvrir, mon enfant. Je ne suis là que pour t'ouvrir les yeux.
Ouvre-les maintenant.

***

L'Humanité avait fait un pas en avant. Mais le prix restait à payer. Le soir de
ce jour, Jeff mourut, son âme échangée contre la justice. Il n'était pas le premier, ni
le dernier, mais il sera celui qui aura poussé les nombres de morts injustes à
diminuer. C'était ce que chantait les défenseurs des droits de l'Homme.

...

- Lype ! Mais qu'est ce qui t'est passé par la tête ? Mère s'est inquiétée.
Un jeune homme d'une beauté irréelle se précipita vers l'apparition, le visage
stressé, quand elle entra dans la pièce qui leur servait de salon. Il ressemblait
énormément à la jeune femme à côté de lui. Bientôt, une deuxième femme les
rejoignit. Plus calme et flegmatique, comme ennuyée, elle avait des yeux qui
semblaient tout aussi tristes que ceux de Lype et un sourire tout aussi tendre.
- Achus- l'apparition haussa les épaules. Je ne pouvais pas supporter plus, la
déesse eut un sourire gêné. Désolée de t'avoir encore créée une source
d'angoisse.
- Alors ?? Cette enfant, tu penses qu'elle va changer les choses ?
La deuxième femme, du nom d'Ania, se laissa tomber sur une couche proche,
apportant un raisin à ses lèvres arrondies dans un sourire entendu.
- Peut-être.
Le frère soupira et se posa derrière Ania, qui vint poser sa tête sur ses genoux. Puis,
après une hésitation, il ajouta, un soudain sourire narquois tordant sa bouche :
- T'as beau être descendu pour arrêter un gros massacre, tu n'as pas refusé de
prendre une âme pour rajouter du drame. Ces êtres ont-ils tant besoin de
drame pour avancer ?
Un autre sourire mauvais se peignit sur les lèvres de Lype qui s'affala sur son frère et
sa sœur.
- Que veux-tu ? S'il en faut, la spectaculaire, c'est dans nos veines.

La fratrie rit avec une joie enfantine, innocente et laissa les zéphyrs qui chantaient
dans leur demeure remplir le silence.

Parmi les nombreux enfants de la Déesse de la Discorde, Eris, il y a les Algea,
composés de trois divinités mineures : Lype - déesse du deuil -, Ania - déesse du
chagrin (et parfois de l'ennui) - et Acchus – dieu de la douleur (et parfois de
l'angoisse).

AlgeaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant