La Forteresse du Multivers

Chapitre 3

Chapitre 3

Vingt années s'étaient écoulées depuis que Dhunir Lagar avait retrouvé la Forteresse des Voyageurs sans vie. Vingt années qu'il errait sans buts entre ces murs, ivres de rage, de tristesse et d'alcool. Dans les premiers temps, sa colère ayant pris le dessus, il chercha par tous les moyens à savoir qui était le fossoyeur de l'Ordre qu'il aimait tant et à qui il avait dédié sa vie. Il avait fini par trouver son nom, dans la tour d'ivoire, noté à la va-vite dans un document enfermé dans la poche de l'un des membres du Conseil. Il avait alors juré de le retrouver et de le mettre en pièce. Il chercha partout dans la forteresse des traces de cet homme et de sa potentielle destination sans rien trouver et cela, bien plus que de l'enrager, l'attrista. Il se sentit inutile, indigne d'être vivant. C'était à peine s'il se nourrissait préférant se remplir de liquide.

Son état empira, ses journées se passant dans une brume alcoolisée permanente. Il eut la présence d'esprit de récupérer les chevalières de tous ses frères et sœurs morts dans la forteresse pour les mettre en sûreté, mais il ne se sentait pas capable de ramasser leurs corps pour les enterrer. Sa tristesse était immense, il ne voulait qu'une chose : oublier. Et la cave sous les cuisines était suffisamment remplie pour l'aider dans sa tâche. Il maigrit, son hygiène se dégrada, il se roulait en boule chaque nuit dans un coin différent, parfois à même le sol. Ses rêves étaient envahis de morts et de sang. L'odeur pestilentielle autour de lui ne l'atteignait même plus tant elle imprégnait tout le bâtiment.

Il commença à se parler à lui-même puis parfois, dans les rares accès de colère, il prenait à partie les cadavres en état décomposition autour de lui. Il ne faisait plus attention à rien. Il sombra dans une folie morbide et alcoolique.

La Forteresse elle-même se dégradait autour de lui, pendant des siècles, elle avait eu, au contact des Voyageurs, la capacité de s'entretenir, de se réparer et même parfois de se reconstruire toute seule. Cette capacité, issue de la magie du Crystal et de celle des Portes, avait été transmise aux relais des Voyageurs dans les mondes du Multivers. Mais, visiblement, Elle ne reconnaissait plus Dhunir Lagar comme étant un Voyageur digne de ce nom et Elle tombait en ruine.

Cela aurait pu durer encore plusieurs décennies si la visite impromptue d'un vieil ami des Voyageurs n'avait pas décidé de leur rendre visite. Farid Damirson était un homme petit, trapu et solide aux cheveux et à la barbe rousse. Il aimait par-dessus tout voyager et construire des choses. Sa plus grande réalisation était la Forteresse des Voyageurs. Il en avait conçu les plans et les dispositifs de sécurité et il chérissait cet ouvrage plus que n'importe quel autre.

C'est pourquoi il eut un mouvement de colère en voyant sa belle forteresse à l'état de ruine. Comment ces foutus Voyageurs avaient-ils pu faire ça à son bébé ? Il n'appréciait pas particulièrement les derniers grands maîtres ni les nouveaux Voyageurs, mais il les respectait pour leur mission dans le Multivers. Mais là, là, ils dépassaient les bornes... Qu'est ce qu'ils avaient bien pu faire pour qu'en deux cents ans son chef d'œuvre soit sur le point de s'écrouler. Il approcha doucement de la porte fortifiée pour se rendre compte que quelque chose n'allait pas. Toutes les protections du bâtiment avaient été levées. Il était impossible pour quiconque d'entrer et de sortir. Ce qui voulait dire... Il préférait ne pas y penser. Le seul fait d'imaginer qu'une si terrible chose soit arrivée le remplit d'effroi. Heureusement, en tant que concepteur, il s'était octroyé le droit d'ajouter une petite subtilité aux protections. Cela lui permit de franchir les défenses sans trop de soucis et d'entrer à l'intérieur de la Forteresse. Et là, le carnage lui sauta aux yeux. Des cadavres se décomposaient partout. Il vomit toutes ses tripes lorsque l'odeur lui monta au nez. Tâchant de maîtriser ses intestins, il commença à parcourir les étages, blêmissant à chaque découverte morbide.

La nuit était sur le point de tomber lorsqu'un cri déchirant lui vrilla les tympans. Quelqu'un était donc vivant dans cette apocalypse. Il courut en direction du hurlement, suivant les sons qui brisaient le silence... Il finit par tomber nez à nez avec un ours puant et vociférant dans les cuisines. La seule vision de cet homme revenu à un état d'animalité lui souleva le cœur une nouvelle fois.

Dhunir Lagar sembla sortir de sa folie quelques instants en remarquant la présence d'une personne bien réelle face à lui. Néanmoins, il balaya ce qu'il pensait être une apparition, d'une lampée d'alcool et, tourna le dos pour quitter la pièce. C'est alors qu'une violente douleur derrière le crâne le fit tomber au sol.

Il se réveilla pour la première en vingt ans dans un lit. Une atroce douleur lui vrillait le crâne, mais il avait appris à faire abstraction au fil des ans. Une odeur d'humidité lui parvint et il se rendit compte qu'il était nu et que sa peau était moins recouverte de crasse. Il tourna la tête de chaque côté pour prendre conscience de son environnement. C'est la qu'il vit, pour la première fois depuis il ne savait combien d'années, un être humain vivant.

« Bonjour Dhunir Lagar. Je dirais bien que c'est un plaisir de te revoir, mais vu ton état et celui de ma Forteresse je dois bien t'avouer que j'ai surtout envie de te casser la figure.

— Je te connais, mais je suis incapable de me souvenir de ton nom et de ce que tu es pour moi.

— Farid Damirson. Le concepteur de cet endroit. Je t'ai apporté à manger ainsi que des vêtements propres. Habille-toi, nourris-toi et ensuite nous discuterons en enterrant tous ces cadavres. J'ai besoin d'explications et je les aurais, peu importe le temps que cela prendra. »

Sur ces mots, il quitta la pièce, laissant Dhunir à ses pensées. Il devait remettre le géant sur pied et comprendre ce qui était arrivé aux Voyageurs du Multivers.