One shot

28 2 0
                                    

Il était une fois une ville sans nom.

Ce monde était gris, d'un gris clair, d'un gris sombre, d'un gris sale. Les gens étaient comme des statues, muettes. Le soleil était blanc, aveuglant. La terre était noire, telle de l'encre. 

Il n'avait pas de nom. Il était comme tous les autres, terne. Dans cette ville de béton, qu'il n'avait jamais quitté, chacun avait sa place et personne ne songeait à en changer. Ils allaient à l'école. Où ils y apprenaient les mathématiques pour devenir comptable ou ingénieur. Lui, exerçait en tant qu'architecte. Sa vie était marquée par la routine, toujours la même depuis plus de 20 ans. On l'avait chargé d'entretenir de la muraille. Cette immense muraille qui entourait la ville.

Un jour, l'architecte vit une tache sur le mur. Il s'avança. Puis s'arrêta brusquement. La tache n'étaitpas grise... Il ne saurait en décrire la couleur. Il s'avança encore. Ce n'était pas une tâche, mais uninsecte, comme un petit cafard rond avec des points noirs. L'insecte s'envola. 

Il sentit alors comme un tiraillement et un flot d'interrogation lui vinrent en tête. « Qu'est-ce c'était ? Pourquoi n'est-ce ni blanc, ni gris, ni noir ? Quelle est donc cette couleur ? » Mais, ce qui le déroutait le plus, était ce soudain intérêt, lui qui était habitué à la lassitude. Il ne s'était jamais posé autant de questions en même temps. En réalité, il ne s'était jamais réellement posé de questions. Elles restaient cependant sans réponse. De la frustration vint se mêler à la curiosité. « Je veux savoir. ». C'était la première fois qu'il décidait de quelque chose par lui-même. 

Il longea la muraille, jusqu'à une courtine éloignée, en piteux état. Il y trouva une brèche. Certes petite, mais assez large pour que l'insecte ait pu y passer, même assez pour jeter un œil à l'extérieur. Il vit un pré, d'une autre couleur encore inconnue de lui, plus tendre que celle de l'insecte. Le tiraillement le reprit. « Je veux en voir plus. » Depuis, il creuse tous les jours un peu plus la muraille, pour agrandir la brèche. Cela lui prit longtemps.

***

Au bout de plusieurs saisons, il arriva enfin à élargir suffisamment la fissure pour se faufiler à travers la muraille. De l'autre côté, la lumière n'était plus d'un blanc cru, mais avaient pris une teinte plus douce. Le pré était jonché de fleurs odorantes formant des tapis de couleur qu'il ne connaissait pas. En son centre se tenait une immense colonne foncée et à la surface irrégulière, couronnée de petites feuilles claires, de la teinte du pré. Cependant, cette sculpture végétale n'était pas rigide, mais souple, frissonnant doucement sous la brise. La lumière transperçait par endroits la couverture de feuilles. Des petites créatures ailées s'y trouvaient, qui étaient tantôt grandes et élancées, tantôt petites et sautillantes. Elles émettaient un drôle de bruit, très différent de celui mécanique de la ville.

Toujours au pied de la muraille, il se rendit compte pleinement de ce qui l'entourait : les couleurs, les odeurs, le chant des créatures, la lumière claire et le doux vent. Il fût comme frappé, tout cela était nouveau pour lui. « Le monde n'est donc pas gris ». Il sentit soudain ses joues devenir humides. « Qu'est-ce que c'est ? » pensa-t-il, troublé, en constatant que de l'eau coulait de ses yeux. La gouttant, il la trouva salée. Bien que ne connaissant aucun terme, ni pour décrire précisément le paysage, ni pour décrire ses propres émotions, il se laissa totalement submerger. Ses yeux étaient grands ouverts pour ne rien manquer. Auparavant ternes, ils pétillèrent désormais. Et ses lèvres s'étirèrent, les coins de la bouche remontant afin de former un demi-cercle. Puis dans un souffle, il laissa échapper un simple son : « Bô ». Cette première vue du monde extérieur se grava en lui, lié pour toujours à ce son spontané. Si vous lui demandiez de le décrire, il vous dira que ce paysage était beau.

Bien qu'elle aurait dû être rassasiée, sa curiosité le tiraillait de plus belle. Alors, sans un regard en arrière, l'architecte quitta cette ville morne qui n'avait plus rien à lui offrir. Il traversa d'abord le pré. Puis, il traversa des forêts, des montagnes, des mers et des déserts. Le voyageur rencontra de nombreuses personnes à travers ce monde coloré. Même si les premiers échanges furent laborieux, avec leurs aides, il put enfin mettre des mots sur ses sentiments. On lui enseigna tout ce que la nature avait à offrir : faune, flore, minéraux jusqu'aux changements dans le ciel. Il vit des orages, des pleines lunes, des aurores boréales. Les couleurs n'avaient maintenant aucun secret pour lui. Ses sens connaissaient de multiples goûts, odeurs et sons. La rugosité d'un tronc ou les aspérités des pierres lui étaient désormais familières. Ce monde était un monde de sensations. Les années filèrent ainsi.

***

Un jour, le sage trouva un miroir. Cela faisait fort longtemps, depuis en fait la ville sans nom, qu'il ne s'était regardé. Dans le reflet, il découvrit avec stupeur que son teint blanc comme neige s'était colorée de touches roses, que ses cheveux noirs étaient devenus d'un brun caramel. Ses yeux noirs s'étaient constellées de paillettes d'or, telles les étoiles qu'il observait la nuit. Fort de ses émotions, il s'était teinté de couleur. Le temps laissait aussi sa marque. Une barbe avait poussé. De petites rides au coin des yeux et au coin de la bouche étaient apparues, montrant qu'il souriait beaucoup.

Quand vint le temps où le corps se met à craquer sous l'effort, où l'on devient las de voyager, le nomade repensa à sa ville natale. « Je suis parti il y a si longtemps. J'ai appris tellement de choses au dehors, alors que cette ville est restée enfermée sur elle-même. J'aimerais leur montrer, combien ce monde est merveilleux ». Avec cet objectif en tête, il traversa les déserts, les mers, les montagnes et les forêts. Arrivé à la lisière du pré, il revit le gigantesque chêne et une idée lui vint.

Cette nuit-là, il prit les matériaux de la ville, gris et blanc, le métal et le verre pour recréer ce qu'il avait vue la première fois au dehors. Un gigantesque arbre se dressa bientôt au centre de la ville. Quand le soleil se leva, les feuilles de verre métamorphosèrent la lumière blanche et crue en un arc-en-ciel, comme le fait la pluie. Des oiseaux mécaniques gazouillaient sur les branches. Le tronc était d'un réalisme saisissant. À cette vue, les statues prirent vie et se colorèrent à leur tour. Le bruit bourdonnant d'exclamation et de conversation s'éleva petit à petit. La place vibrait de vie. Cette ville sans nom, grise, était devenue multicolore. C'est ainsi qu'il inventât l'art, où sens et émotions ne font qu'un. 

Son devoir accompli et sentant sa vie filer, l'artiste s'installa au pied de l'arbre dans le pré. Il sentit l'herbe, le parfum des fleurs, la brise et le soleil sur sa peau comme lors de ce fameux jour. Puis, il attendit. Avant de mourir, il contempla ce monde coloré, qui lui offrait pour la dernière fois la vue des étoiles. Une coccinelle se posa sur sa barbe devenue blanche, mais il ne pouvait déjà plus lavoir. L'insecte s'envola.

L'architecte, le voyageur, le sage et l'artisteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant