CHAPITRE VI

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Minuit et demi. J'avais froid. J'avais peur. Après tout je n'étais qu'une jeune fille seule dans un endroit miteux, sans personne pour me secourir d'une éventuelle agression.

Après avoir monté une cinquantaine de marches, mon instinct me conduisit directement vers la chambre 28. Le couloir était funèbre. Le vent glacial que laissait entrer une fenêtre cassée me fit regretter d'être ici, mais, dans la pénombre, mon regard se dirigea une dernière fois vers le visage angélique de Leonel, alors sans plus hésiter, je donnai deux coups timides dans la porte à la peinture desséchée. Pas de réponse. Je fis le même geste avec plus d'assurance ; c'est alors que des bruits de pas craquèrent sous le parquet, s'approchèrent lentement, et s'interrompirent. Après un court silence, une voix rauque nous interrogea :

  - Qui est là ?

  - Une amie de votre fils.

  - Je n'ai pas de fils, s'étrangla-t-elle.

  - Une amie de votre ancien fils.

  - Qui êtes-vous ?

  - Une amie... une amie de Leonel.

Je pouvais la pressentir en train de m'examiner à travers l'œilleton de la porte. Longuement réticente, elle se décida tout de même à m'ouvrir, une cigarette entre les doigts.

  - Allez, viens, entre, soupira-t-elle, le cœur lourd.

Elle avait le teint jauni par le tabac, la peau ridée par le découragement, les yeux gonflés par les pleurs, le dos courbé par la lassitude, les mains blafardes par le froid. Leonel disait qu'elle était âgée de quarante-quatre ans, mais elle semblait en avoir soixante. Elle était maigre et fragile.
Et, malgré tout cela, elle a su daigner m'adresser un sourire passionné. Ce sourire là n'était pas faux ; elle lut en moi un espoir, comme si elle m'avait toujours attendue.
Elle marchait lentement vers le salon, et je la suivais en évitant les bouteilles d'alcool qui entravaient mon passage. Elle me fit une place sur le canapé en cuir poisseux et abîmé, mais toutefois confortable.
Son silence m'intriguait. Elle me tendit son paquet de cigarettes puis le rangea en marmonnant :          《 C'est mauvais pour toi. 》, mais je ne pense pas que ce soit bon pour elle non plus.

  - Comment tu t'appelles ? poursuivit-elle.

  - Allie. Ravie de faire votre connaissance.

  - Enchantée, Manuella. Quand j'avais ton âge, j'étais un vrai garçon manqué, alors tous mes amis m'appelaient Manu ; d'ailleurs j'avais toujours rêvé avoir un fils...

Étonnamment, elle était très à l'aise. Certainement un peu saoule. Si je n'avais pas su ce qui lui était arrivé, j'aurais pu croire qu'elle était heureuse mais juste un peu fatiguée.

  - Je... Madame, je...

  - Manuella, sourit-elle.

  - Manuella, écoutez, je ne suis pas douée pour ce genre de choses, mais prenez donc un pull et venez vous balader avec moi.

  -Pour nous faire battre par le premier toxico que l'on croise ? s'esclaffa-t-elle.

  - Vous avez peur ou quoi ? Allez, debout, il faut que l'on aille prendre l'air, c'est irrespirable ici ! Un nuage de fumée s'est accroché à votre plafond, donc maintenant ça suffit. Votre fils ne serait pas fier de vous.

Elle se leva immédiatement et exécuta mes ordres.

Une fois dehors, nous marchâmes dans la nuit fraîche et silencieuse sans dire un mot pendant quinze longues minutes. Puis, de façon inattendue, elle prit la parole en premier :

  - Alors, ma toute belle, qu'est-ce qui t'amène ?

  - Je ne peux pas vous le dire mais vous devez me faire confiance. Je viendrai régulièrement vous rendre visite ici, disons.

  - Mais comment ça ? demanda-t-elle l'air intrigué, je ne comprends pas un mot de ce que tu dis !

  - Je... je ne veux pas vous laisser vous morfondre. Si vous vous laissez submerger par votre tristesse, vous vous noierez dedans.

  - Je n'ai pas besoin de ton aide, petite ! riposta-t-elle crûment.

Elle me déstabilisait ; elle était si têtue. Sa ténacité faisait tout son charme derrière sa figure livide.
Soudain, Leonel apparut à côté de moi et marcha avec nous. Il ne dit pas un mot mais son regard de chien battu illuminé par ses intentions si généreuses envers sa mère me fit comprendre que je devais me battre. Me battre pour elle.

Je me mis en travers du chemin de Manuella et elle se stoppa net.

  - Votre fils est tout près. Vous n'imaginez même pas sa peine de vous voir dans cet état si lamentable. Il vit encore. Son âme est là, sa conscience veille sur vous, mais est incapable d'intervenir. Je suis là pour lui, pour vous. Nous devons affronter cet obstacle avec bravoure ; le courage coule dans vos veines. Vous ne pouvez pas abandonner votre vie, ce serait preuve de couardise ! Et si vous supportez un mal sans révolte, vous ne saurez jamais ce que cela est, d'avoir en son âme une fermeté invincible face à une épreuve physique ou morale, et en son coeur cette capacité incontrôlable à affronter son destin la tête haute et les poings serrés. Vous devez contrôler votre destin. Ne vous vouez pas à la souffrance ; ne soyez pas impuissante face aux quelconques fatalités qui s'abattent sur vous. Soyez plus forte ! Il est bien plus facile d'abandonner, de se livrer au chagrin et de se convaincre que tout est fini, que votre vie n'a plus aucun sens ; mais vous n'êtes pas lâche, pas vous.

  - Petite... souffla-t-elle, empoignée. Tu... tu ne peux pas comprendre.

  - On ne découvre une saveur aux jours que lorsqu'on se dérobe à l'obligation d'avoir un destin. (Emil Cioran)

Elle me dévisagea pendant deux longues minutes, puis décrocha un joli sourire plein de loyauté. Nous reprîmes le pas pour rentrer chez elle.

  - Jolie Allie, me dit-elle très chaleureusement, tu veux une bonne tasse de chocolat chaud ?

  - Oh, non merci c'est très gentil mais ne vous donnez pas cette peine.

  - Avec de la crème fouettée...

  - Bon... si vous me prenez par les sentiments !

On se mit à rire, bêtement. Un bon rire à gorges déployées. La nuit était passée comme un éclair : impétueuse et limpide.

Il était cinq heures et l'aube se manifestait déjà. Il fallait que je rentre.

  - Voici mon numéro de téléphone,  mon adresse, et celle de mon frère, d'accord ? lui dis-je en lui tendant un papier à la main.

  - Je te promets de t'appeler.

  - Et..?

  - Et de faire des efforts...

Je la pris très ardemment dans mes bras avant de la quitter. Je n'étreins jamais personne aussi sincèrement, excepté Émile, ou Ave parfois.


De retour chez lui, je fus plongée dans un sommeil très profond.

À dix heures, Émile dormait toujours. Je n'étais plus fatiguée, et le soleil brillait.


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⏰ Dernière mise à jour : Jun 03, 2016 ⏰

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