De Jueves a Domingo

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De Jueves a Domingo, sorti en 2012, est le premier long-métrage de la réalisatrice chilienne Dominga Sotomayor. Entre drame familial et roadmovie, ce film dont l'esthétique est signée Bárbara Álvarez a été présenté en première au Festival international du film de Rotterdam 2012 et a remporté le Grand Prix du Festival du film New Horizons de Wrocław. L'histoire, mêlant tendresse et tension, raconte comment une enfant se rend compte que le monde est plus complexe qu'il n'y paraît.

Du jeudi au vendredi, une famille chilienne part en vacances d'été en voiture. Ce voyage sera cependant probablement leur dernier, car les deux parents sont sur le point de divorcer. Ils partent de nuit de Santiago pour rouler vers le Nord du Chili, direction un petit camping sauvage perdu au bord d'une rivière. Ils y passent quelques nuits puis repartent en direction d'un terrain hérité au milieu du désert chilien. Ils rentrent finalement chez eux. Le film raconte les moments suspendus de ce court roadtrip du point de vue de la grande soeur, Lucía, 10 ans, qui observe sa famille tanguer.

La mise en scène est très intime. Le long-métrage fait parfois penser dans son esthétique à un film de vacances, et a un aspect nostalgique rappelant le souvenir, notamment grâce à une colorimétrie désaturée. L'intimité de cette famille est montrée à travers des situations banales qui évoquent avec simplicité des émotions et sensations particulières. La séquence d'ouverture, par exemple, est filmée en un plan-séquence fixe, avec au premier plan la fillette dans son lit, et à l'arrière-plan, à travers les carreaux de la grande fenêtre, la voiture dans le jardin. C'est le départ du voyage, les parents qui finissent de charger la voiture au milieu de la nuit et qui viennent chercher les enfants encore endormis. Les séquences dans la voiture sont également évocatrices, avec les jeux de devinettes, la préparation des sandwichs ou l'ennui des enfants et leurs conversations parfois absurdes parce qu'innocentes. Dans l'espace clos de cette voiture, la famille vit et se défait.

Cette intimité n'est cependant pas voyeuriste car le film est construit sur les moments d'entre-deux : les moments de répit avant et après les disputes, mais jamais la colère qui éclate. La réalisatrice explique ce choix de ne pas filmer de grands évènements mais les moments du quotidien car c'est selon elle comme cela que les enfants se souviennent des voyages. Ce roadtrip est ainsi construit par le regard des enfants, et particulièrement celui que Lucía porte sur les paysages et sur sa famille qui se défait. La mise en scène est peu démonstrative : Sotomayor ne fait que suggérer les moments de dispute, notamment par un jeu de focales, qui lui permettent de filmer les enfants et au loin, presque effacés par la faible profondeur de champ de la focale longue, les parents en colère. Par ailleurs, les dialogues ne concernent que des choses banales, quotidiennes, mais qui révèlent toute la complexité des relations par les sous-entendus et les non-dits. Il est également intéressant qu'il y ait justement peu de lignes de dialogue pour un film d'une heure quarante : la narration repose beaucoup sur les silences, à la fois pour suggérer la tension entre les deux parents, et du côté des enfants, pour montrer qu'ils comprennent ce qu'il se passe.

La relation houleuse entre les parents est filmée principalement du point de vue de la petite fille de 10 ans, Lucía. Ce regard est souvent suggéré par un jeu de champ/contre-champ, qui sont rares dans ce film, mais toujours signifiants. Par exemple, lors de la séquence où Lucía fait la vaisselle dans la rivière, l'utilisation du champ/contre-champ avec sa mère et de l'amorce explicite le point de vue de cette petite fille sur ce qui se passe sous ses yeux. Le spectateur est invité à comprendre que c'est son regard qui est important, plus que ce qui s'y passe.

Parce qu'il est mis en scène avec simplicité, l'intime prend ici une dimension universelle. Ce court voyage de vacances et toutes les émotions qu'il transporte peuvent faire écho en chacun de nous. La famille, son déchirement et les émotions complexes de l'enfance sont des expériences que nous pouvons tous avoir vécues. Ni le contexte géographique du Chili, ni la temporalité des années 90 n'ancrent le film dans un espace-temps qui nous rendrait étranger à ces émotions. L'intention de la réalisatrice de "documenter des émotions réelles à travers la fiction" s'accomplit là. En outre, la lenteur des vacances d'été est suggérée par les nombreux plans-séquence fixes, qui permettent de transmettre la perception d'un temps étiré, particulière aux vacances et à l'enfance, expérience commune à tous.

La réalisatrice joue avec les codes du roadmovie. En effet, ce genre met traditionnellement en scène des personnages qui prennent la route pour échapper à un espace clot, contraignant, vers une destination rêvée. Ici, la famille part de Santiago pour aller vers le Nord du Chili. Elle échappe à la ville qui peut être vue comme un symbole de contrainte, mais qui dans le film n'est pas montrée. Les quatre personnages ne donnent jamais l'impression d'échapper à quelque chose, car les tensions sont intra-familiales et donc les accompagnent tout au long du voyage. Par ailleurs, leur voyage est un aller-retour, ce qui est aussi un contournement des codes du genre. De manière générale, un roadmovie est un voyage initiatique, l'arrivée au point B y est le symbole d'une transformation par rapport au départ point A. Dans De Jueves a Domingo, il s'agit bien d'un récit d'évolution, puisque la jeune Lucía grandit et que son regard sur ses parents et sur le monde change durant le voyage, mais on comprend aussi que peu de choses ont évolué dans la relation des parents. Ce voyage s'apparente plus alors à une parenthèse dans la nature, quatre jours hors de la ville et du temps.

Le moyen de locomotion est toujours important dans le roadmovie. Dans De Jueves a Domingo, c'est un break familial hors d'âge qui tient ce rôle. Cette voiture est un espace-protagoniste. Le cadre est conçu pour mettre en valeur ses lignes, ses angles, sa symétrie. Les personnages investissent ce cadre comme ils investissent cet espace clos : en s'y adaptant. Cela résulte parfois en des décadrages ou des visages coupés par le cadre, mais toujours complètement assumés et qui ajoutent de la poésie au film. La voiture, exiguë, est à la fois un cocon et un lieu qui génère des tensions par la proximité forcée des personnages et son incommodité. Les enfants réussissent cependant à y échapper par moments, notamment en montant sur son toit durant une partie du voyage lors d'une séquence de rires et d'insouciance. C'est également un vecteur d'émancipation : Lucía, qui meurt d'envie d'apprendre à conduire tout au long du film, a finalement la chance de passer sur la banquette avant et de la diriger.

Les paysages dans ce roadmovie jouent également un rôle important en étant un parallèle au voyage intérieur des personnages. Ils se font l'écho de la relation des parents, une métaphore un peu cynique : après avoir quitté la nature luxuriante du camping, c'est dans le désert chilien, plat et sec, de plus en plus inhabité et triste, que s'enfonce la famille. C'est à partir de ce moment que la dégradation des relations s'accélère et que la tension monte, jusqu'à un climax lorsque la mère s'enfuit dans le désert. La nature aride est ainsi une métaphore de leur relation devenue stérile. La réalisatrice parle également de "la solitude des grands espaces", et explique que c'était un moyen pour elle de remettre en perspective l'humain, de montrer que si ce qu'ils vivent est crucial, c'est malgré tout dérisoire à l'échelle de ces immenses espaces. Le désert les renvoie à leur humanité, leur fragilité et leur solitude.

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⏰ Dernière mise à jour : May 13, 2023 ⏰

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