L'Accident

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Cela fait un moment qu'elle ne regarde plus où elle pose les pieds. Comme si marcher l'éloignait de la trop dure réalité. Elle fuit ses problèmes au sens propre comme au figuré.

Après tout, les dés sont pipés. Son adversaire joue dans les poids lourds. Elle monte sur le ring sans gants, sans protection. Elle a beau esquiver, crier, frapper, il suffit qu'il la touche pour la faire tomber.

À force de bleus et de rouges, elle a décidé de fuir. Maintenant elle ne reste jamais trop longtemps au même endroit, de peur qu'il la rattrape. Parfois, elle décide même de courir.

Couverte de vêtements : mitaines, capuche, double pantalon... C'est sa seule façon de passer inaperçue, de cacher ses plaies. Mais le tissu colle aux blessures.
Elle n'est qu'une enfant et doit déjà apprendre à se soigner toute seule. Personne ne viendra la sauver, car ce monstre qu'elle doit affronter c'est elle qui l'a fabriqué.

Elle n'arrêtait pas de demander de l'attention, le peu qu'on lui donnait ne lui suffisait pas. Elle faisait pitié, à pleurer pour rien. Elle n'assumait jamais rien, toujours à rejeter ses propres peines sur les autres. Au début on acceptait d'écouter ses plaintes, mais à force elle drainait leur énergie, comme un vampire se nourrissant de leur présence. Un jour ils finirent tous par partir, à bout de force, chacune de leurs ombres forma petit à petit une énorme masse assoiffée de vengeance. Désormais, c'était elle la proie.

Aujourd'hui, il pleut. Et elle court seule en pleine nuit, pour seule lumière les faibles reflets de la lune. Elle sent son ennemi la poursuivre, il prend de la vitesse. La voilà détaler dans les rues, tel un chaton coursé par un grizzli. Elle sent son odeur désagréable, sa salive couler de ses babines fait du bruit lorsqu'elle tombe sur le goudron, la bête grogne. Cachée derrière une poubelle, elle se camoufle parmi les ordures, avec sa peau et ses vêtements si sales elle se fond dans le décor.

Mais son odeur est particulière, et l'ours la reconnaîtrait entre mille : un mélange de honte, de peur et de faiblesse. Il se jette désormais sur elle. Elle s'écarte au dernier moment, y laissant un bout de sa jambe. Sa vie est en jeu, tant pis, elle sait très bien qu'elle y laissera des bouts d'elle-même pour s'en sortir.

La revoilà courir avec une cheville cassée. Elle ne s'arrête jamais.
Dommage, le monstre court plus vite qu'elle, alors elle doit en plus esquiver.

Plusieurs coups de griffes l'atteignent, elle ne cesse de saigner, ses couches de vêtements ne suffisent plus. À bout de souffle, elle accélère. Elle tourne dans une rue, puis une autre et encore une nouvelle.

À quoi s'attend-elle ? Toutes les rues sont pareilles dans sa ville, et elle ne connaît pas le chemin pour en sortir, elle ne fait que tourner en rond.

Après tout c'est bien fait pour elle, si elle avait été plus reconnaissante peut-être qu'ils ne seraient jamais partis.

Elle tombe face à une énorme route, semblant interminable à traverser. Elle est décorée d'un simple passage piéton, ironique car les voitures ne semblent pas vouloir s'arrêter. Le monstre détale derrière elle, lui ne compte pas se stopper.

Alors elle jure, puis s'engage sur la voie dangereuse.

Un camion la rate de justesse. Elle sent son cœur battre comme s'il allait bientôt s'échapper de sa poitrine. Ses mains moites, son front plein de sueur, ses joues pleines de sang. Une voiture la frôle à peine, elle est poussée sur le côté. Mérite-t-elle de vivre ? Cette route semble être la réponse à sa question.

Le bruit est insupportable, il prend toute la place, et est accompagné de silhouettes ne cessant de la dépasser si vite qu'elles sont impossibles à distinguer. Elle commence à se demander si elle ne préférait pas son nemesis.

Elle arrive bientôt au bout, après de longues minutes, elle n'avait jamais traversé une route aussi longue.

Soudain il semble ne plus y avoir d'automobiles, serait-elle sauvée ?

Elle se retourne et remarque que le grizzli s'était en fait arrêté, il l'observe, assis sur le trottoir.

Son regard sera la dernière chose qu'elle aura vu, car une voiture vient d'accélérer sur elle sans s'écarter. La voilà projetée dans les airs, puis retombée sur la route. L'engin ne semble pas l'avoir remarqué, puisqu'il vient de l'écraser.

Sur cette route personne ne s'arrêtera, son corps se fera rouler dessus plusieurs fois, sans jamais une once d'attention ni de compassion, et sous le regard du monstre qui, jusqu'à sa décomposition, l'observera.

29/06/2023

Recueil de BordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant