JASMINEIl y a quelques années...
La nuit était calme, éclairée seulement par la lueur blafarde de la lune qui veillait sur le quartier. Accoudée à la fenêtre de ma chambre, je laissais mon regard errer sur le terrain de foot situé en contrebas. La lumière pâle caressait l'asphalte et illuminait un groupe de petits garçons qui s'amusaient à taper dans un ballon, insouciants.
Un homme se tenait parmi eux, les entraînant avec une précision presque militaire. Sa carrure imposante me rappelait celle de mon père lorsqu'il était plus jeune, fort et fier, avant que la vie ne le brise.
Un soupir m'échappa. Moi aussi, j'aurais aimé être là, à courir sous le ciel nocturne, à sentir le vent fouetter mes cheveux et le sol vibrer sous mes pas. Mais ce genre de liberté ne m'appartenait pas.
Pas encore.
Yemma : Jasm...Jasmine... c'est l'heure de ma piqûre...
La voix fatiguée de ma mère me ramena brusquement à la réalité. Il était 18h30, l'heure de son injection quotidienne d'insuline.
Moi : j'arrive maman...
Je détachai mon regard du ballon qui rebondissait contre la cage de but et me tournai vers elle. Ses yeux, autrefois si vifs et rieurs, n'étaient plus que deux miroirs éteints, reflétant le vide qu'elle portait en elle. Autrefois, elle était cette femme pétillante qui illuminait chaque pièce où elle entrait. Aujourd'hui, elle n'était plus que silence et résignation.
Je saisis la trousse de secours et remontai doucement la manche de son pull. Ses bras étaient froids. Elle ne détourna pas les yeux tandis que l'aiguille perçait sa peau, mais je sentis son souffle se suspendre. Je retenais le mien aussi, par réflexe. Une fois l'injection terminée, je rabaissai son pull et elle ferma immédiatement les paupières, comme pour fuir une conversation qu'elle redoutait.
Elle passait ses journées à dormir pour éviter d'avoir à parler. Pour éviter qu'on ne mentionne l'accident. Je déposai un léger baiser sur son front et tirai la couverture sur elle.
Moi : bonne nuit maman...
Puis je sortis, laissant derrière moi le spectre d'une femme qui, jadis, était tout pour moi.
Dans le salon, mon père était là, figé, comme chaque soir, le regard perdu dans un point invisible à travers la fenêtre. Assis dans son fauteuil roulant, il semblait absent, prisonnier d'un monde auquel je n'avais pas accès.
Je m'approchai doucement et posai une main sur son épaule. Il ne réagit pas..
Moi : c'est l'heure de dormir papa...
Ils dormaient tous les deux à 18h30. Comme s'ils étaient impatients de fuir cette journée, de sombrer dans un néant où ils n'auraient plus à se souvenir.
Il manœuvra son fauteuil jusqu'au canapé, et je l'aidai à s'y installer. Quand il leva les yeux vers moi, son regard était empreint d'une tristesse si lourde qu'elle me coupa le souffle. J'ouvris la bouche pour parler, mais il me coupa avant même que le son ne franchisse mes lèvres.
Papa : laisse moi
Sa voix était à peine un murmure. Pourtant, elle claqua comme une gifle.
Alors, je partis. Comme toujours.
Je me réfugiai dans la salle de bain et laissai mes pensées se noyer dans la routine. Je nettoyai la baignoire, lançai les machines à laver, rangeai chaque recoin de la maison. Comme si en mettant de l'ordre autour de moi, je pouvais chasser le chaos qui régnait en moi.
À 23h45, tout était enfin propre. Mes parents dormaient profondément, et moi, je me retrouvais seule avec ma fatigue. Pourtant, au lieu d'aller me coucher, je retournai à la fenêtre, irrésistiblement attirée par le terrain de foot.
La lune était pleine, baignant la rue d'une lumière argentée. Je pensais qu'à cette heure-ci, le terrain serait désert. Mais je me trompais.
Quelqu'un était encore là.
Un homme jonglait avec un ballon, casque sur les oreilles, perdu dans sa propre bulle. Je fronçai les sourcils en le reconnaissant. C'était le même que tout à l'heure. L'entraîneur des enfants.
Il était vraiment doué.
Je restai là, hypnotisée par ses mouvements précis, par la manière dont il faisait danser le ballon entre ses pieds comme si c'était une extension de lui-même. Il ne ratait aucun geste, aucune passe imaginaire.
Il transpirait la passion.
Je ne savais pas pourquoi je le regardais autant. Peut-être parce qu'il semblait libre.
Moi aussi, un jour, je voudrais ressentir ça.
Vers une heure du matin, mes paupières devinrent lourdes, et je m'assoupis au bord de ma fenêtre, rêvant d'un jour où moi aussi, je pourrais courir sous les étoiles, le vent dans les cheveux, le cœur léger.

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Imrâd & Jasmine : la misère n'a jamais été aussi belle
RandomElle est le jour il est là nuit.