-Maintenant ! s'écrie Tom à bout de souffle.
Ceinturé par deux défenseurs, Lucas l'avise. Son coéquipier est démarqué. C'est leur dernière chance.
Son pied s'active sans réfléchir. Il heurte le cuir qui luit sous les rayons du soleil. Le ballon entame son ascension. Il frôle la tête d'un adversaire qui se pique dans le gazon comme une flèche dans une cible, puis s'élève dans les airs avant d'amorcer sa descente. Les clameurs dans la tribune se sont tues.
Le centre est parfait. A quelques dizaines de mètres, Tom arme sa frappe. C'est l'attaquant fétiche de l'équipe. L'entraîneur place de grands espoirs en lui. Plus que jamais, il incarne le dernier espoir d'une victoire décisive.
La foule retient son souffle. Les regards des supporters sont rivés sur lui, comme s'ils pouvaient transmettre leur énergie et leur conviction à travers leurs yeux. Ils savent que c'est la toute dernière action de la rencontre. Déjà l'arbitre s'est emparé de son sifflet. Il mettra, quoi qu'il arrive, un terme au match après cette ultime action.
Le ballon termine sa courbe lobée mais n'a pas l'occasion de toucher le gazon. Tom exécute une reprise de volée magistrale. Le cuir fend l'air avec une vélocité impressionnante. Il file droit vers le but. Ses coutures étirées témoignent de l'intensité du tir. C'est un boulet de canon qui file vers le but !
Dans les gradins, la pression est palpable. L'air vibre d'une énergie à la fois électrique et anxieuse. Dans chaque camp, les supporters sont suspendus à la trajectoire du ballon.
Le suspense atteint son paroxysme. Le sort de l'équipe, l'issue du match : tout repose sur cette dernière frappe. Dans ses cages, le gardien adverse se prépare à intercepter la balle. Il prend fermement appui sur sa ligne de but et, alors que le ballon approche dangereusement des filets, ses jambes fléchissent. Il s'élance, dans un plongeon désespéré, vers la frappe foudroyante de Tom. Ses doigts frôlent le projectile de quelques centimètres. Quelques centimètres qui font toute la différence. Tandis qu'il retombe lourdement sur le terrain, le cuir file au fond des filets, en pleine lucarne.
L'arbitre siffle la fin du match. Tom s'effondre sur le terrain, bras et jambes écartés. Il est bientôt recouvert par ses coéquipiers euphoriques.
Dans les tribunes, le but décisif déclenche une déferlante de cris et d'applaudissements. Le FC de Rochecourt arrache sa victoire sur le fil, au grand désespoir de son adversaire du jour, son éternel rival, l'US Boisville. Un succès qui n'a pas la même saveur que les autres. Les trois points empochés permettent à Rochecourt de ravir la seconde place à Boisville mais ils lui offrent surtout, à la veille de la dernière journée du championnat, la possibilité de talonner le leader du championnat, le SC Montverdun, avec un différentiel d'un seul point désormais. Les espoirs d'un sacre, qui serait synonyme d'une montée historique en P2 pour le club, sont désormais permis.
Gorgé de joie, Lucas rejoint ses coéquipiers affalés sur Tom mais, alors qu'il tente à son tour de se mêler à la joyeuse étreinte, Quentin, leur gardien, le repousse virulemment.
-Hey ! Qu'est-ce que tu fous, sale tarlouze ? Tu t'es cru à ton club de danseuses, c'est ça ?
Lucas ne voit pas le rapport. Il n'a jamais apprécié la danse. Il bouge d'ailleurs comme un manche à balai. La réaction de Quentin ne le heurte cependant pas autant qu'on pourrait s'y attendre. Il a l'habitude. Depuis son coming out, ce genre d'insultes stupides, c'est son quotidien. En quoi est-ce qu'une douzaine de gars prétendument hétérosexuels qui s'entassent les uns sur les autres serait moins ou plus problématique que cette même douzaine de mecs avec un gay parmi eux ? Il l'ignore mais c'est ainsi et, d'expérience, il sait que cela ne sert à rien de discuter.
Résigné, il se dirige vers le vestiaire la mine triste, si bien qu'un badaud qui passerait par-là pourrait croire qu'il fait partie de l'équipe vaincue.
-Hey ! Lucas ! Attends ! s'exclame soudain une voix.
C'est celle de Tom. Il s'est dégagé de l'étreinte de ses coéquipiers et se précipite à sa rencontre, non sans susciter des regards réprobateurs dans son sillage.
-Merci ! déclare-t-il en lui tapant l'épaule, un large sourire vissé aux lèvres.
-Tu déconnes ? s'exclame Quentin. C'est toi qui as marqué le but décisif, mec !
-Ah ouais ? Et le centre de fou furieux, c'était moi aussi ? rétorque Tom.
-Ça va, moi aussi j'aurais pu le faire, affirme Gregory, l'un des milieux de terrain.
-Peut-être ! Mais celui-là, c'est Lucas qui me l'a servi dans les pieds. Et ce n'était pas le premier ! J'espère que tu seras aussi en forme contre ces tocards de Sarau, poursuit Tom en adressant un nouveau sourire à Lucas.
Lucas lutte pour réprimer le feu qui menace d'empourprer ses joues et l'excitation qui gagne son entrejambe. Très ironiquement, il doit son salut à Quentin qui empêche un silence gênant de s'installer.
-C'est bon là ? T'as fini ou tu comptes te mettre à genoux pour le demander en mariage ? raille le gardien.
-Ou le sucer ! ajoute William, l'un des défenseurs, d'un ton graveleux.
Cette double remarque suscite un rire généralisé au sein de l'équipe.
-Je crois que tu ferais mieux de les rejoindre, conseille Lucas d'une voix qui s'apparente davantage à un murmure.
Tom semble vouloir répondre quelque chose mais l'euphorie des supporters qui viennent d'envahir le terrain fige ses lèvres. Kiki, alias Didier (allez comprendre le rapport...), le jardinier dévoué du club, le happe sans ménagement.
-On dit merci qui ? tonitrue-t-il en frictionnant ses cheveux. Merci Kiki pour le magnifique terrain qui nous a permis de gagner !
Lucas en profite pour s'éclipser discrètement du terrain.
Il ne célèbrera pas cette victoire obtenue de haute lutte avec les autres.
Cela devrait l'attrister.
Pourtant, les papillons qui dansent dans son bas ventre l'emplissent d'une joie inattendue.
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Au-delà du terrain
RomanceLucas et Tom ont une passion commune : le foot ! Un autre point commun les unit : ils sont gays. Mais si Lucas a réalisé son coming out, pour Tom, la situation est nettement moins simple. Cette histoire ne raconte pas seulement leur amour compliqué...