Scène

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Je m'avance sous la lumière des projecteurs.

J'ai quatre ans et je m'avance dans la salle.

Je marque un temps d'arrêt, comme une respiration avant la tempête.

Je m'arrête, sa main réconfortante posée sur mon épaule.

Les spectateurs, assis sur leurs sièges, m'observent attentivement.

Je regarde timidement autour de moi les autres enfants en compagnie de leurs parents.

Et je commence à danser. Entrechat, tombé, relaché, glissade, pas de bourrée, pas de bourrée, échappé, tombé....

Le cours commence. J'essaie de reproduire les mouvements: pas chassé, carré, pas de bourrée... Un peu perdue, je cherche son regard, et elle me lance un sourire encourageant.
Ma maman, Lily-rose.

Ma maman, Ma Rose.
Machinalement, je cherche son regard, avant que la réalité ne me revienne en tête, et je la chasse de mes pensées.
Les lumières dans mes yeux, le sol sous mes pieds, l'énergie dans mon corps, je reste focalisée sur le concret.
Les quatre danseurs entrent, retiré pointé glissé, les mots, les comptes défilent dans ma tête. Je suis ici, mon rêve s'est réalisé, je suis là où j'ai toujours voulu être.

Je danse, je danse la liberté, je danse la beauté, je danse l'amour, je danse la tristesse, je danse le monde, je danse la vie, celle qui est et celle qui n'est plus.
Je danse, je danse à en perdre le souffle, et mes pensées dérivent vers ce premier cours de danse où elle m'avait inscrite. Elle ne voulait pas me forcer à faire comme elle, mais j'en avais envie. Quand je le lui avais dit, elle m'avait embrassée sur le front, et le lendemain je prenais mon premier cours.

C'est donc sa voix qui résonne dans ma tête lorsque je continue la variation.
C'est sa voix qui me répète «tendu, pas de chat, arabesque».
C'est sa voix qui me rappelle «Attention à tes pointes de pied, mon moucheron».
Et c'est enfin sa voix qui me chuchote «Je suis si fière de toi».

Et je danse encore, je danse la liberté, je danse la beauté, je danse l'amour, je danse la tristesse, je danse le monde, je danse la vie, celle qui est et celle qui n'est plus.

Je danse alors que les images défilent dans ma tête, les pensées dansent elles aussi, les souvenirs organisent un bal tandis que mes pas de danse effleurent le sol, que ma robe tournoie.
Tout se déroule sans accroc. Mon partenaire de danse me rejoint , comme aux entraînements.
Les pas, les musiques s'enchaînent, comme aux entraînements.
Ces entraînements auxquels j'ai dédié ma vie. Ces entraînements aimés et détestés à la fois. Ce dépassement de soi, quand l'épuisement laisse place à une force nouvelle, celle du désespoir. Ces chutes, ces crampes, ces blessures, ces soirs passés à la salle de danse, être la dernière à partir, éteindre la lumière en sortant quand celle du soleil s'est dissimulée derrière l'horizon depuis des heures. L'épuisement, être persuadée de ne jamais y arriver, se trouver moins belle que les autres, moins gracieuse, le cruel miroir, et le travail acharné. Et puis un jour réussir sa variation, atteindre ses objectifs, s'en fixer de nouveaux toujours plus innateignables, et les atteindre.
Et un jour intégrer la troupe de ses rêves.
Un jour se retrouver en tête d'affiche.
Un jour se produire devant des centaines de personnes.
Un jour recevoir les applaudissements du public, un jour recevoir des fleurs, un jour réaliser son rêve.
Un jour le bonheur, celui qui était déjà là lors de l'entraînement, celui tapi dans l'ombre, celui qui donne la force de continuer, ce bonheur qui éclate au grand jour.
Et le lendemain reviendra l'entraînement, les courbatures se feront ressentir, ainsi que la fatigue, mais le rêve continue.

Fille d'une roseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant