— Et si on se barrait d'ici ?Ce genre de plan, annoncé une bouteille à la main, les pieds dans le sable, un feu de camp improvisé au beau milieu des grains fins, ils ne sont jamais sérieux. Si je devais les compter, alors j'en aurais des dizaines qui me viendraient, là, tout de suite. Et si on les avait tous réalisés, tous sans exception, on aurait vécu mille vies. Mais nous ne somme qu'au quart de la nôtre, ça fait un moment que les journées se répètent et qu'on aurait dû commencer notre nouvelle vie. Mais on a décidé d'être sérieux, de poursuivre des études longues et barbantes pour se garantir une demi-vie acceptable, peut-être même enviable pour les plus coriaces d'entre nous. C'est sûr, il y avait cette personne en marge qui avait jeté son sac et ses feuilles à carreaux il y a bien longtemps déjà. Et elle nous attendait. Elle attendait qu'on ait fini de stabiliser nos vies afin qu'on puisse la continuer tous ensemble. Bien sûr, elle ne mettait pas la sienne en pause. Au contraire même, elle filait à vive allure. Jamais libre un samedi soir, encore moins le dimanche matin. En fait, elle n'a pas la même notion des jours que nous autres, pauvres mortels. Non, pour elle, sa semaine est constituée de quatre vendredi, qui semblent épuisants car c'est encore un jour de semaine, mais qui s'avère en réalité tranquillement déchaînée, d'un samedi pour décompresser de ces dures journées, et d'un dimanche pour... la gueule de bois qui n'a pas pu avoir de créneaux les six derniers jours et qui se rattrape alors pendant vingt-quatre heures. Et cette personne, pour nous, c'est Tate. Il est drôle, parfois pas trop con quand il n'est pas trop éméché, donc rarement pas trop con. C'est ce genre d'ami un peu limite, libertin, avec des idées très arrêtés que l'on aurait tous détestés si on n'avait pas partagé de classe depuis la primaire. On s'est attaché à ce petit propos problématique ambulant. Et si avant on l'empêchait de tirer les nattes des petites filles de maternelle, aujourd'hui, on fait en sorte qu'il ne se fasse pas trop casser la gueule après des discours légalement répréhensibles. On ne sait pas pourquoi on l'aime, et c'est toujours de lui que partent ces plans à la con. Mais on l'aime, et malgré nous, on les suit ses délires de douze grammes.
— Ah ! Et pour aller où ?
Évidement, il y a la sceptique. Celle qui est surprise à chaque fois que Tate lance une idée, mais qui veut en savoir plus car elle espère chaque fois au fond d'elle qu'un beau jour, on se barrerait réellement d'ici. Généralement, elle fait médecine, elle porte des grosses lunettes rectangulaires noires, provient d'une famille posée, croyante et emplie d'espoir quant à la réussite de leur progéniture. Notre sceptique, c'est Charly. C'est elle qu'on attendra la plus avant de vivre notre vie commune. Elle est coriace, déterminée, très sérieuse. Mais ça ne l'empêche pas de savoir se détendre quand le stresse commence à atteindre ses os. Elle a le poids du monde sur les épaules. Une famille exigeante, des desseins qui ne font pas de cadeau. Et pourtant elle est sereine, organisée et elle sait nous remonter le moral en situation de crise. Néanmoins, elle aussi, elle veut partir. Faire une pause, parce que sa vie à elle aussi file à cent à l'heure et pour elle, sa semaine n'est qu'un éternel lundi qui recommence encore et encore. Alors oui, elle est sceptique, mais c'est parce que d'entre nous, c'est celle qui a le plus d'espoir.
— N'importe où que dans ce bled pourri.
— Oh arrête, on n'est pas si mal loti ici !
Puis, on a l'optimiste. Lui, rien ne le dérange. Il ne se plaint pas, jamais de ce qui lui arrive. Il supporte tout, et avec le dos qu'il a, ça a l'air facile. Il est sportif, intelligent, pas désagréable à regarder. Il a tout pour lui. Destiné à faire de grandes choses, de nombreuses portes lui sont ouvertes sur son chemin. Mais au fur et à mesure qu'il avance, il les referme toutes, une à une. Parce que sa mère est malade et qu'ils ne roulent pas sur l'or. Son père fait ce qu'il peut, mais le cœur y est de moins en moins. Il reste quand même, mais moins. Alors il doit subvenir aux besoins d'une famille aux revenus précaires qui risquent chaque jour d'éclater en mille morceaux. En plus, il y a son petit frère. Un fan de baseball, un peu geek, mais très gentil. Il mérite de l'amour et de l'attention, mais ses parents ne sont plus aussi aptes à lui en procurer qu'avant. Alors, il s'en charge aussi. Il est le porte-monnaie, le soutient morale, le ciment. Il sait les fondations trop fragiles, le cocon s'effondrait s'il venait à partir. C'est un fils exemplaire, un grand frère en or. Il fait de son mieux et les autres, ils font de leur mieux pour lui prouver que c'est assez. Mais ils ne sont pas aussi doués que lui. Alors évidement, parfois, il craque. Parce qu'il peut enchaîner des centaines de pompes, je l'ai déjà vu faire lors d'une soudaine rivalité masculine avec Tate, et nous porter tous uns à un sur ses épaules lors d'une bataille à la piscine, mais il n'est qu'un être humain. La pression est trop forte, et comme tout sur cette terre, ça finit bien par exploser. Je le réconforte souvent. On est très proche. Il me plaît peut-être un peu. En fait, j'ai le béguin pour lui depuis le Cm2. De son côté, c'est arrivé que je l'intéresse aussi, je crois. En primaire, au collège, même au lycée. Mais on s'aimait toujours en décalage, jamais en simultané. Alors comme Roméo qui voit Juliette étendue au sol, il se donne la mort. Et Juliette se réveillant, le voyant gisant à terre, le fait à son tour. Pour nous, c'est comme si Roméo finissait par se réveiller, puis constatait à nouveau que Juliette était morte. Ainsi, il s'ôtait la vie de nouveau, alors que Juliette ressuscitait un instant plus tard. Et ainsi de suite. Jusqu'à ce que plus personne ne se réveille. Qu'on finisse par abandonner. Ou alors cet amour n'est pas mort. Il s'est réveillé, mais est simplement parti, acceptant le sort de l'autre. Et l'autre, se retrouvant seul, fit de même de son côté. On n'en parle jamais. Pas envi, pas le temps, pas d'occasion. Mais l'amour n'est pas mort. Il erre sans but, croise Roméo au loin, l'observe sans s'approcher, puis repart. Roméo, c'est Fin.