C'ETAIT AINSI... ***
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C'ÉTAIT AINSI ...
par
CYRIEL BUYSSE
(traduit du Flamand par l'auteur)
A MON FILS QUI CONNAIT LA FLANDRE QUI COMPREND L'ESPRIT DE LA FLANDRE QUI AIME LA FLANDRE
* * * * *
PREMIÈRE PARTIE
I
L'huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe de vieux bâtiments, à côté d'un beau grand jardin.
Un rentier du village y demeurait jadis. La maison d'habitation était en bordure de la rue; et les bâtisses, qui plus tard allaient devenir une fabrique, étaient alors une sorte d'asile abritant des vieillards et nécessiteux. Le grand jardin les séparait de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin d'accès.
A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y installa sa fabrique, d'abord modestement, puis l'agrandit peu à peu, jusqu'à ce qu'elle absorbât toutes les vieilles maisonnettes. Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi contraints, à tour de rôle, de chercher un autre toit; mais, puisque c'était l'inévitable, ils finissaient par se résigner. Et même par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune chez eux offraient leurs services à M. de Beule, qui, de son côté, les employait volontiers à la fabrique, de préférence à d'autres.
La fabrique de M. de Beule était la seule au village, où elle devenait un peu synonyme de lumière et de progrès. Les gens se sentaient plus de goût à travailler dans une usine mue par la vapeur, qu'à peiner dans l'un ou l'autre atelier où la force motrice était fournie par un cheval ou un moulin à vent. L'arrivée de cette machine à vapeur,--achetée d'occasion,--fut un événement sensationnel pour les villageois. Jusque des environs les gens vinrent contempler la merveille. Les trois chaudières surtout, une très grande et deux plus petites, firent une impression énorme. Il fallut trois gros chariots et douze chevaux pour amener le tout à pied d'oeuvre. Le maître d'école y était, avec tous ses élèves, pour leur donner sur place une belle leçon de mécanique; M. le curé et son vicaire également, comme pour apporter leur bénédiction. En voyant décharger ces engins formidables, on avait l'impression d'assister à un travail surhumain. Il était dirigé par des ouvriers de la ville, qui criaient leurs ordres dans un langage que les manoeuvres villageois ne comprenaient pas toujours. D'où des méprises dangereuses, et qui provoquaient chez les citadins des jurons effroyables, à la grande indignation de M. de Beule qui en frémissait, scandalisé à cause de la présence des ecclésiastiques, et invitait les mécaniciens à modérer leurs expressions. Avec ses coups de chance et ses contretemps, le travail d'installation prit un été; et au premier octobre enfin tout fut prêt et la fabrique «tourna».
Il y avait six pilons, deux jeux de meules verticales à broyer la graine et deux meules horizontales à moudre le grain. Tout cela se trouvait dans une sorte de large hangar, bas et sombre, aux noires solives. A côté, dans une salle plus claire et aménagée avec quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe, était installée la machine à vapeur, séparée de l'huilerie par un mur aux larges baies vitrées. Par ces baies et par les fenêtres au mur d'en face, du trou sombre qu'était l'huilerie on apercevait les pelouses lustrées et la majesté des hautes frondaisons, dans le beau jardin d'agrément de M. de Beule.
A six heures du matin commençait le travail. Le chauffeur ouvrait le robinet de vapeur; et lentement, avec un lourd soupir, la machine se mettait à tourner. Les engrenages mordaient, sur les poulies luisantes les courroies glissaient en s'étirant comme de grands oiseaux du crépuscule volant en cage; et les boules de cuivre du régulateur dansaient une ronde folle, pendant que l'énorme volant traçait son cercle formidable et noir contre le mur pâle, pareil à une bête monstrueuse et violente, faisant de vains efforts pour échapper à sa captivité. Dans la «fosse aux huiliers» les grandes meules aussitôt écrasaient la menue graine de lin ou de colza, les six fours la chauffaient, les hommes en emplissaient les sacs de laine, les aplatissaient de la main dans les étreindelles de cuir garnies de crin à l'intérieur, les mettaient dans les presses. Bientôt les lourds pilons tapaient à grands coups répétés sur les coins qui s'enfonçaient, et alors, sous la pression violente, l'huile chaude commençait à couler dans les réservoirs. C'était, sous les solives basses, un vacarme effroyable; à mesure qu'augmentait la pression, les pilons dansaient en rebondissant plus haut et plus fort sur le bois dur et coincé; on ne s'entendait plus; s'il avait un mot à dire, l'homme devait le hurler à l'oreille de l'autre. Jusqu'au moment enfin où une sonnette, après le soixantième coup, leur indiquait mécaniquement le temps de déclencher le chasse-coin: deux à trois chocs sourds, et cela dégageait toute la presse, en un ébranlement de cataclysme. Alors ils extrayaient des étreindelles les tourteaux durs comme planches, y aplatissaient d'autres sacs remplis et les remettaient dans les presses; et la danse sauvage recommençait, faisant trembler les murs et craquer les mortaises.