Elya - Octobre 1921

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Ma respiration s'envole en volute brumeuse alors que je souffle sur mes mains pour les réchauffer. Les gerçures sur mes doigts craquent chaque fois que je les bouge un peu trop et j'en grimace. À peine octobre entamé, et l'hiver est déjà d'une violence sans égal. Les mois qui arrivent s'annoncent obscurs et incertains. Il n'y a que le fin bruissement de la neige qui tombe qui rompt le lourd silence de la ruelle. Personne pour s'aventurer dans les quartiers sombres à ces heures si tardives. Personne sauf moi... Ce n'est pas l'envie qui manque, de me cloitrer à l'intérieur pour profiter d'un bon feu de cheminée, entouré d'amis ou de famille. C'est un luxe que je n'ai pas, et n'aurait probablement jamais.

Mes pas s'enfoncent dans la neige épaisse et je me rapproche du coin un peu plus actif de la ville. Certaines bâtisses sont encore en ruine des bombardements, mais le centre est plus ou moins reconstruit depuis quelque temps. Les vestiges de la guerre sont pourtant encore visibles ici et là. Le monde semble se reconstruire, mais les ombres restent présentent, la misère croule de partout et personne pour s'en soucier. La famine, la pauvreté... Le quotidien de bon nombre de gosses comme moi. Pas le temps de m'en plaindre, ni même de me poser des questions existentielles. Il faut que je me dépêche avant que les portes du hangar ne se referment pour la nuit. Le poids du paquet dans ma poche pèse presque aussi lourd qu'une enclume, même s'il ne s'agit que de quelques cachetons. Furtif, je m'arrête à un coin de rue un peu plus bondé. Enfin, bondé, il y a quelques silhouettes qui se trainent pour rentrer chez eux. Retrouver un foyer, une maison... Je réprime l'amertume dans mes songes et me concentre sur ma mission. Il ne me reste pas beaucoup de temps, alors il faut que je fasse vite. Tapis à l'abri des regards, je scanne les gens qui passent. La démarche d'un homme m'interpelle, lui aussi semble à la recherche de quelque chose, ou quelqu'un. C'est exactement un individu dans son genre qu'il me faut ! Je siffle un seul coup, suffisamment fort pour qu'il l'entende. Il y a des visages qui se tournent brièvement avant de se braquer à nouveau sur leur cheminement nocturne. Sans savoir où regarder, ils ne sont pas susceptibles de me repérer. L'homme à la dégaine louche, lui, connait vraisemblablement le signal. Ses yeux vides s'accrochent aux miens et il s'approche avec hésitation.

J'attends qu'il soit juste en face de moi pour tendre ma main. L'argent s'y dépose et disparait aussitôt dans le tréfonds de l'une de mes poches. J'extirpe le sachet, le dernier qu'il me reste, et le refourgue au gars avant de prendre la poudre d'escampette. C'est comme ça que je fonctionne, n'ayant pas la carrure d'un adulte pour intimider les clients fourbes, il est préférable de courir vite. La plupart sont souvent trop éclatés pour avoir une chance de me rattraper. Ce n'est pas la première fois que l'envie de voler le gamin chétif que je suis, passe par l'esprit d'un drogué.

Mes jambes me portent à une vitesse vertigineuse. J'ai le vent glacé qui fouette mon visage sans pitié. Mes lèvres sont explosées par le froid et mon cœur se démène dans ma poitrine tel un forcené. J'ai l'impression de voler dans les allées plongées dans les ténèbres. Dans ma course folle pour rejoindre le hangar, je trébuche sur un corps inerte enseveli sous un amas de neige. Le vol plané que je me mange est magistral. Je me fracasse la tête la première dans un tas d'ordures et de gravats. Un râle douloureux m'échappe et je reste bien quelques secondes allongé avant de me relever péniblement. Mon regard se perd sur le vieux que la neige cache aux yeux du monde. Triste fin pour le pauvre bougre. Servir sa nation pour mourir de froid une fois que la paix est soi-disant revenue... Je me penche vers lui et fouille rapidement ses poches, aussi lâche que ça puisse paraître, il n'aura pas besoin de son flacon de vodka dans l'après vie. On devient vite indifférent à la mort quand on la voit presque tous les jours. Je descends le contenu de la fiole d'une traite. Grimaçant à la brulure qui fait fondre mes entrailles, je rejette le flacon au sol et repart à toute allure. Si je traine encore longtemps, je risque de rejoindre ce pauvre gars cette nuit ! Je détalle dans les quartiers en ruine comme si le diable en personne était à mes trousses. Les virages se succèdent jusqu'à ce que je distingue au loin, la forme lugubre du hangar. J'accélère un dernier coup et me glisse in extremis à l'intérieur, le souffle complètement anéanti. Une main vigoureuse me saisit par le col et me soulève du sol avant même que je n'ai eu le temps de m'arrêter. C'est ma veine, le fichu guetteur me dévisage avec son air mauvais et dédaigneux.

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