Je me concentre.
Me remets dans mon rôle.
Oui, mon rôle. Celui que j'ai choisis et que je chéris.
Celui qui définit à présent qui je suis.
Marchant les yeux fermés, les bras chargés de livres qui cachent mes yeux de toutes manières, je m'avance sans aucune hésitation, guidé par l'habitude, la répétition, le souvenir et la passion. Pourtant, je suis encore resté un peu trop dans mes pensées, car une seconde plus tard, je manque de percuter un enfant ayant voulu se glisser devant ma pile de livres à toute vitesse, et que je n'ai pas vu arriver.
Je me réveille. Enfin. Et l'esquive.
Alors un nouveau jour commence en ce lieu. Je soupire d'aise.
Derrière ma pile quelque peu branlante, je slalome entre d'autres tas d'ouvrages disposés au sol, dans des rayons. Oui, des rayons, immenses, gigantesques, qui montent jusqu'au plafond en voûtes faites de bois, et s'étend en longs couloirs à traverser. De chaque côté : des étagères. Robustes, épaisses, elles soutiennent un nombre incalculable de livres, parfois serrés, d'autres fois isolés, souvent calés, mais jamais abandonnés, délaissés ou encore oubliés. Jamais.
Je traverse un grand rayon de livres de voyage, avec l'incorrigible impression de me trouver à la croisée des mondes, de dominer tous les possibles, permettant de se rendre là où la volonté nous mène. Mais ce sont les rayons qui me dominent de toute leur imposante hauteur. Les livres s'y alignent en leur donnant un côté solennel, qui fait de chaque étagère, une sorte de monument à la puissance silencieuse, mais si présente que leur pouvoir semble donner consistance à l'air qui s'est imprégné de leur douce odeur. Je suis minuscule, ridicule, à côté de ces dernières, et si les livres avaient voulu m'écraser de leur savoir, ils auraient largement pu. Enfin, j'atteins le bout du rayon, après avoir marché ce qui peut sembler être une éternité. Les mains vides, cela passe pourtant vite, les yeux dans le vague, passant inconsciemment d'un titre à l'autre... Mais les bras encombrés d'un lourd chargement, le rayon ne semble plus en finir. Heureusement, il débouche sur un espace plus large, au centre d'une étoile dont les branches seraient les rayons de livres, et le centre, une sorte de réception en bois refermée par un battant, et dont l'ensemble prend la forme d'un pentagone. Ce dernier se trouve sous une coupole de verre, arrondie, laissant voir les nuages le jour et les étoiles la nuit, baignant tout l'espace de lumière, et conférant celle nécessaire à la lecture. Cette étoile, enfin, est dotée d'une double porte en bois massif, qui marque l'entrée de son riche univers où se dissimulent des milliers de secrets.
Je grimpe sur une marche et entre enfin dans le pentagone de bois en repoussant le lourd battant de bois qui s'agite après mon passage, menaçant de frapper quelqu'un et de l'envoyer bouquiner bien plus loin par son élan et son poids. Suivant un virage circulaire suivant la courbure de bureaux à l'intérieur du pentagone, je suis sans y prêter attention, mon chemin habituel. En soupirant, je laisse enfin tomber la pile de livres que je tiens sur un bureau encastré dans le bois du pentagone, et qui fait face à la grande porte de l'étoile. C'est fou comme le poids du savoir des livres est encombrant. Et je suis soulagé au moment de me libérer enfin de mon fardeau.
Dans la lumière matinale qui éclabousse le pentagone avant de s'étirer dans chaque branche de la bibliothèque, majoritairement constituées de livres, j'étire mes bras engourdis dans cette croisée des rayons qui donne l'impression d'être au centre même du monde.
C'est à ce moment que la double porte s'ouvre brusquement.
Avec force, comme en témoigne la vitesse avec laquelle les battants pivotent simultanément, quelqu'un repousse le deux portes sans prendre la peine d'en choisir une pour plus de discrétion, et pénètre dans la bibliothèque. Cette personne s'empresse ensuite de refermer les portes avant qu'elles ne perdent leur élan qui les rendrait trop lourde, signe que c'est une habituée, avant de tourner les talons pour détaler en courant.