Je deviens sourd. Et probablement aveugle.
Le monde, comme vous le voyez, n'existe plus.
Le vent, le froid, les voix, les gens et les actions se confondent.
L'époque n'a plus de sens, l'image que l'on a de moi n'importe plus, je me défile.
Le temps s'accélère, change de sens, remonte jusqu'à des temps reculés, que nul ne connaît.
La barrière du possible est franchie, tout peut arriver.
La magie afflue en moi, dans ma tête et sous mes doigts. Alors je vois, j'entends, j'écoute.
On pourrait croire que je suis seul. Mais loin de moi cette idée. Il y a tous ces visages familiers qui ne semblent pourtant pas me voir. Mais moi, je les observe.
Je vois aussi un champ, ensoleillé qui prend toutes les teintes de l'été, puis l'instant d'après je suis dans une forêt, humide, aux couleurs ravivées par la pluie, là il y a un ruisseau qui s'écoule lentement, là-bas des nuages embrasés par le soleil. Le monde est immense. J'ignore ce qui se cache derrière les montagnes au loin, pourtant je sais où je suis. Je sais aussi qu'un jour j'irai sur cette montagne et je percerai ses secrets. Alors un autre mystère se présentera à moi.
Une armée obéit à mes ordres et chaque geste de ses soldats a été calculé dans un effet impressionnant, mais il y a aussi des bêtes étranges qui vadrouillent sur ces terres éloignées à la recherche de nourriture pour survivre, et puis tous ces gens que je connais par cœur, dont je devine les réactions sans jamais pouvoir les prévoir. Ils m'échappent, n'en font qu'à leurs têtes, se mettent en danger, se faufilent, évitent mille et uns imprévus.
Mais je crois que eux aussi ils me connaissent. Ils m'ont déjà vu en mauvaise posture, et ils m'ont soigné. Chaque fois que je viens à eux, ils se jouent tout de même de moi, me forcent à me confronter à mes peurs et traduisent mes combats dans leurs gestes. Serais-je la même personne sans eux ? Je l'ignore. Je ne sais pas non plus si leur histoire vient de moi ou si la mienne dépend de la leur.
Rien de ce qui se trouve dans ce vaste paysage devant moi ne m'ait réellement inconnu. J'en connais tous les bruits et toutes les ombres, les coutumes et les chants, et je pourrai passer des heures à l'arpenter. Pourtant, il y a toujours une surprise quand je viens. Toujours quelque chose qui a changé et qui paraît avoir été là depuis toujours. Je tombe parfois dans des pièges, me perd, reviens sur mes pas. Il m'arrive de croire que ce décor-là n'a finalement pas de sens, pas de raison d'exister, pourtant je le connais tellement que je ne peux plus le quitter.
Alors j'élève ma plume, prend la place du soldat, du vagabond ou du maître du monde. Je décris tous ce que je vois, tous ce que j'entends. Je traduis les couleurs orangées des feuilles qui tombent, le sifflement du vent entre des maisons abandonnées, je parcours ces prairies éclatantes puis ces ruines calcinées. Le temps se déploie, se déplie, sous ma force, ma volonté, ma vision. Les jours se succèdent mais aucun ne se ressemble, le soleil se couche pour me laisser décrire les étoiles avant de se lever à nouveau afin de réveiller ces étranges personnages qui ont dormis à même le sol, dissimulés d'un danger par les hautes herbes. L'histoire reprend alors, devient haletante, les actions se succèdent et je m'essouffle. Mille émotions me traversent, la vie et la mort se combattent et j'ignore ce qu'il adviendra de ce monde.
Pourtant, je relève la tête. Je découvre la foule qui m'encercle, me voit elle aussi sans me voir. Je me rappelle la rue humide où je me trouve et le banc froid sur lequel je suis assis. Une larme tombe sur le cahier que je tiens et fais couler l'encre de mon stylo qui vient de noircir une ultime page. Dernière preuve de l'existence de cet autre monde.
Je me lève, referme mon cahier et fuis cet endroit, prêtant attention à la couleur de ces feuilles par terre que je décrirai peut-être un jour, dans un pays lointain.
Alors je deviens passionné de tout. En un sens, visionnaire.
Malgré tout je vous assure que je ne suis pas fou. Je suis écrivain.