Les terreurs de la nuit s'évanouirent avec le premier chant des coqs. L'ombre traina encore sur les cases serrées du village. Opaque, vivante, animée de créatures invisibles et perfides dont l'approche du jour annonçait la retraite, elle fuyait par vagues longues et lentes devant le crescendo de mille bruits caractérisés
L'Orient demeurait fermé, mais l'idée du jour qui allait naitre d'un moment à l'autre et la certitude du danger conjuré chassaient déjà les longues insomnies. C'est alors que les hommes superstitieux, glissèrent dans ce sommeil lourd de l'aube que suivent les réveils pénibles.
Le deuxième chant des coqs s'éleva des ombres qui noyèrent le chaos des paillottes aux toits coniques, des rangs serrés des arbres à bouquets sveltes. Elles prenaient racine opiniâtrement, indifférentes à l'éclat merveilleux des dernières étoiles. A l'ouest du village, une voix humaine fusa solitaire et des minutes anxieuses s'écoulèrent. Une trépidation familière naquit bientôt et toute la terre alentour en fut ébranlée : c'était le premier pilon de cet instant avant-coureur de l'aube. Les oiseaux se mirent à gazouiller, les arbres à murmurer et les ténèbres s'étirèrent à n'en plus finir, traversées par une large brise; et elles se réveillaient, et elles s'ébrouaient, frileuses et lasses.
Quand les coqs du village unanimes eurent poussé leur troisième chant, l'Orient commença à montrer ses gencives blanches. Alors, un gris douteux emporta les dernières ombres. Les coups de pilons se multiplièrent et la conquête du jour s'effectua par courtes étapes. Les cases, tout à l'heure, confusément unies dans le creuset nocturne se détachèrent dans l'espace, avachies de frayeurs inavouées. Les arbres à bouquets hauts sur pied brandissaient dans l'air maintenant transparent la preuve ingénue de leur innocence. Et les hommes de surgir ça et là, rassurés, sinon triomphants; un peu engourdis par tout le poids de leurs songeries stériles, ils vaque-rent en silence à leurs occupations. Ces hommes, ces femmes, sortis de la nuit, paraissaient renaître à la vie, et pareils aux nouveaux-nés, dont l'organisme neuf marque un arrêt de vitalité avant d'éclater en activités, ils semblaient suffoqués par la pureté de l'air et la fraicheur du matin.
Maimouna se leva seulement quand le soleil fut haut dans le ciel. Cette petite Maimouna aimait les grasses matinées et sa mère, si douce, était complice de cette paresse.
Cette femme, par habitude, se levait au petit jour, elle faisait sa prière au Bon Dieu, puis nettoyait les abords de la case avec un balai en nervures de palmes. Certains jours, la petite Maïmouna, dans le demi-sommeil, percevait le « crass-crass » du balai, le doux « crass-crass » où sombraient ses menues songeries de fillette paresseuse. Une tendresse infinie la soulevait alors, l'anéantissant dans la chaleur du lit et dans la suprême consolation de cette présence si chère.
Enfin levée elle s'étira longuement, tituba et apparut au seuil de la case. Sa mère interrompit un geste commencé pour lui poser une question, toujours la même :
— « Tu es levée, Maï ? »
Maï s'aventura quelque temps dans la cour, torse nu, baillant et soupirant. Elle disparut un moment dans l'enclos des roseaux, reparut, prit de l'eau dans une timbale et , vraie chatte qui lustre son poil, commença sa toilette. Dans le creux de sa main incurvée, elle versa de l'eau dont elle aspergea son visage mal réveillé. Une impression de froidure la fit frissonner. Elle s'appliqua ensuite à nettoyer délicatement les coins de ses yeux, les cils et les sourcils. Très attentive, comme si elle trouvait quelque plaisir à ce travail. Le même manège reprit dès qu'une nouvelle douche mouilla son joli visage. La bouche, par contre, fut rincée d'une façon un peu sommaire. Maïmouna fit glouglouter de l'eau dans ses joues gonflées et la rejeta loin d'elle en la regardant d'un air de défi comique. Une fois, deux fois, trois fois... Elle en fut quitte. Le « sothiou » ( petit bâton de bois tendre qui sert à nettoyer les dents.) ferait le reste. Elle termina sa toilette en lavant ses petits pieds l'un après l'autre, avec la coquetterie des grandes femmes. La voilà proprette, c'est l'heure de déjeuner d'un plat de couscous préparé la veille et de boire un peu de lait sucré, coupé d'eau. Enfin, les choses lui apparurent claires et nettes et elle en oubliant la lassitude du réveil, l'aspect morose de la nature au matin. Des chansons légères, mélopées anciennes ou modernes, commencèrent à effleurer ses lèvres, elle les fredonna en pensant à autre chose.
A l'âge innocent, quand les petites filles noires ne portent qu'une touffe de cheveux au sommet de leur crâne rasé, Maimouna était radieuse : un teint clair d'ambre, des yeux de gazelle, une bouche trop petite peut-être, trop allongée, mais d'un modelé déjà net et sensuel. Sa poitrine encore nue se bombait d'une hamonieuse façon et laissait prévoir d'opulents charmes futurs. Elle avait une taille souple, gracile, mais sans raideur ni noblesse affectée. La finesse racée de ses poignets n'avait d'égale que la délicatesse de ses chevilles où semblait courir un perpétuel frémissement.
De son portrait moral, que dire, mon Dieu !
C'était une petite fille sans caractère défini, presque sans pensées, rieuse, insouciante. Sa mère, pauvre, l'habillait simplement, mais avec goût. Si les camisoles de Maïmouna n'étaient pas faites de riches étoffes, elles donnaient pourtant à son teint plus d'éclat et de fraîcheur. La mère les choisissait de couleur vert d'eau, rose pâle, bleu clair, et, économie ou nécessité, elle les faisait coudre sans broderies, ni dentelles, ni falbalas. Leur simplicité convenait d'ailleurs fort bien à la petite, qui avait l'art de les porter avec négligence, le col un peu de côté, de manière à découvrir une épaule. Maïmouna avait réussi une manière à elle de nouer son pagne. Il n'était jamais solidement fixé, une des extrémités dépassait toujours en bas ; et dans cet état, le pagne entravait souvent sa marche un peu étourdie. Elle le remuait sans cesse ce pagne, le rajustait d'un geste machinal. Aucun bijou de quelque valeur n'ornait son corps ; débarrassée de sa camisole légère et de son pagne rebelle, Maïmouna apparaissait nue, vraiment nue.
Sa mère vendait diverses denrées sur le marché du bourg. C'était selon la saison pour certains produits, toute l'année pour d'autres ; ainsi, elle avait à tout moment du piment en poudre couleur de sang durci et pulvérisé ; des cornets de poivre gris et blanc, des « nététous » secs et odorants, du gombo écrasé, du poisson fumé ou séché. Et quand arrivait la saison où les fruitiers gonflés de sève éclatent en produits juteux et mordorés, elle devenait l'une des plus actives vendeuses de mangues, de goyaves et d'oranges du marché. Son étal était en tout cas très renommé.
Cette excellente femme, veuve un an après que Maïmouna fut sevrée, n'avait pas voulu se remarier. Elle vivait du produit de son petit commerce et d'une maigre pension que lui envoyait mensuellement sa fille aînée, mariée à un commis-comptable de Dakar.
Elle s'appelait Daro. Vit-on jamais femme plus honnête, plus courageuse, plus digne dans la pauvreté ? La petite Maïmouna grandissait à côté d'elle, la divertissant de son bavardage, l'enveloppant de la grâce de sa présence et de ses gestes. Elle était son unique espoir, la seule perle qui fascinait encore ses yeux que plus rien d'autre n'émerveillait.
Comme les villageoises commençaient à envahir le bourg, Daro s'en alla vers le marché. La matinée s'annonçait belle et remplie de promesses. C'était un lundi, jour de foire aux denrées locales. Des ânons gris trottinaient entre deux rangées de femmes guêtrées de poussière ; souplesse de la hanche, feu du regard : des femmes peulhs. Suivaient les paysannes du Cayor hautes et musclées, aux gestes démesurées zébrant la route de silhouettes étranges. Des poulets attachés à des grappes par les pattes pendus aux deux bouts d'un bâton comme les plateaux d'une balance, grisés par la marche élastique de leur porteur, s'évertuaient, le cou tordu, à retrouver un équilibre du monde. Et des béliers rétifs, et de petits moutons bêlants prenaient le même chemin, tirés par des gamins à peine aussi râblés qu'eux.
Dès que Yaye Daro eut quitté la maison, Maïmouna se mit à récurer la marmite, à nettoyer cuvettes et calebasses, à préparer les bois de cuisine. Le reste de la matinée, jusqu'à l'arrivée du train, elle le consacra à sa « dome », une poupée robuste, trapue et malitorne, sans bouche et sans nez, mais affublée d'une perruque de laine et de vêtements soyeux, multicolores, comme en portaient les vraies grandes dames du pays de Maïmouna. A l'arrivée du train, elle coucha la « dome » dans son petit lit, ferma la porte de la case et courut vers le marché. Du marché, elle rapporta les provisions nécessaires pour le repas de midi, poissons frais, riz ou semoule, huile, condiments divers. Vite, elle alluma du feu, opération parfois délicate. Elle prenait de minuscules brindilles, très inflammables, les entassait au centre d'un foyer formé par trois grosses pierres, siège de la marmite. Elle installait sur ce matelas trois ou quatre bûches, quelques menus bois et mettait le feu. Les brindilles se consumaient avec une rapidité déconcertante, mais avant de se transformer en cendre, elles communiquaient la flamme qui gagnait le menu bois, puis le cœur des bûches entêtées.
Maïmouna assit la marmite ventrue sur les trois grosses pierres et vaqua à ses occupations en petite ménagère consciencieuse. Elle accomplissait depuis déjà assez longtemps les gestes rituels qui mettent de l'arôme dans les marmites, rougissent les sauces et les rendent capiteuses. Sous ses doigts agiles, le feu prenait âme et s'élançait en langues rêches et avides, le brouet fredonnait un chant et se répandait aussitôt en lamentations comme une vieille sans cervelle. Dans ces moments-là, elle s'interdisait de songer à sa «dome» ou de psalmodier les cantiques de l'enfance chères aux petites filles noires. Car, malgré son âge, Maïmouna avait beaucoup d'amour-propre et entendait réussir dans toutes ses naïves entreprises.
Sa mère ne rentrait pas à midi. Le marché était situé loin du quartier où elle habitait et le soleil est trop pénible à cette heure. De plus, elle ne voulait pas, en quittant la halle, même pour peu de temps, perdre la clientèle de ces gens sans souci qui arrivent à n'importe quel moment de la journée. La petite Maïmouna portait donc le repas entier au marché, où toutes les deux se régalaient au milieu du bavardage des marchandes. Souvent, elles n'étaient pas seules à manger leur plat ; des voisines, invitées par protocole, accouraient, peu scrupuleuses, et leur tenaient bonne compagnie, prophétisant, intarissables de verve et d'imagination.
Mais la mère, pieuse et fidèle épouse, pensait au fond d'elle-même que cette nourriture offerte à autrui, était une aumône qui contribuait à sauver l'âme de son défunt mari.
Certains jours, par temps très lourd et quand les opérations s'étaient succédé avec une intensité fiévreuse, la mère Daro, après ces repas copieux, cédait à l'engourdissement de ses nerfs et dormait. Maïmouna, alors, veillait seule et continuait à servir la clientèle de hasard.MAÏMOUNA
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Maïmouna
Historical FictionA travers l'émouvante histoire de Maïmouna, ce sont deux mondes, deux façons de vivre, deux morales, deux visages du Sénégal qu'Abdoulaye Sadji, romancier sensible et lucide, dévoile. Minutieusement écrit et haut en couleurs, tout comme « Nini, mulâ...