A l'encontre du jour qui vient progressivement, timide et indécis, le soir tombait, bref comme un coup de sifflet métallique, bref comme la stridulation de ce sifflet qui chaque jour donnait, à la même heure, l'ordre d'évacuer le marché. Alors, un branle-bas fou se produisait dans toutes les Halles ; des calebasses s'entrechoquaient, des piles de légumes s'effrondraient, mille mains prestes rafflaient dans un beau désordre toutes les victuailles qui gisaient alentour ; et la clameur des fins de marché mit un point au doux charivari qui avait régné sur les dalles paisibles.
Yaye Daro, flanquée de sa Maï, prit la direction de son quartier. En chemin, elle supputtait ses bénéfices du lendemain, augurait sur la mévente probable de telle ou telle denrée, faisant des projets d'avenir. La fillette asquiesçait, s'étonnait, pour faire plaisir à sa mère, et même conseillait. Elles arrivèrent à la maison aussi satisfaites l'une que l'autre. Pendant que Maïmouna, courageuse, enlevait la cendre du foyer et commençait la préparation du souper, Yaye Daro procéda à l'inventaire des ses denrées et produits. La fillette l'aida pour la comptabilité. Le bilan des recettes et des dépenses fut fait sans grande difficulté, mais les fluctuations des prix, la concurrence, la déloyauté de certaines marchandes arrachèrent des soupirs de résignation et de dépit à la brave femme.
Puis, au loin, la voix du muezzin domina les bruits mourants du jour. La nature se recueillait. Le sentiment de la nuit réimposa l'idée de Dieu et les hommes s'émurent en même temps, se souvenant que c'était l'heure de la prière du « timis » ( crépuscule) . Maïmouna et sa mère firent le salam côte à côte, unies dans le même obscur idéal, comme elles l'étaient dans toutes les circonstances de leur vie.
La nuit promena dans les cases déjà muettes sa fraîcheur et le rêve profond de son ciel bleu piqué d'étoiles. La nuit exaltait le cœur des humbles, elle mettait un charme de plus au cœur des conteurs magnifiques. C'était l'heure des réunions paisibles dans les étroites cours sableuses, l'heure des entretiens lyriques, de la danse et de la lutte chez les petites filles et les grands garçons. Tout un monde défunt se repeuplait dans l'imagination des foules en veillée. Des espoirs naissaient à entendre les aventures de bêtes et d'hommes, d'orphelins et d'enfants choyés. Le lièvre, bien sûr, continuait de tromper l'hyène, le lion maîtrisait la jungle, et les étoiles, les étoiles radieuses, envoûtaient les adolescents déjà rêveurs.
Yaye Daro se promit ce soir là une petite veillée chez des voisines de bonnes mœurs. On l'accueillit comme toujours avec empressement. Elle s'assit, modeste et heureuse, et envoya Maï jouer avec les enfants de la maison.
Il y avait toujours pour les grandes personnes matière à conversation. Elles devisaient en riant parfois discrètement. Mais les thèmes de leurs colloques demeuraient invariables : c'étaient les vicissitudes de l'époque, la santé précaire, troublée par des maux de tête, des courbatures, des lourdeurs dans les reins; c'étaient les faits divers et les actualités du bourg ; et aussi les scandales domestiques.
Chez les petites filles, dont les gestes montaient vers une lune démesurée et grimaçante, les propos étaient moins graves et moins voilés. Après le « diang-agne », danse diabolique où elles s'écartelaient à qui mieux mieux, suivait un concert de mélopées pleines de nostalgie et d'ardeur, et de souvenirs plus vieux qu'elles.
La musique se transmet et se conserve merveilleusement chez le nègre. La petite fille noire n'apprend pas les airs qu'elle chantera plus tard. Elle en porte la gamme en naissant. Ces aires s'épanouissent, s'imposent à son esprit, selon son agent, les besoins de son corps et de son cœur. Elle les chante, les fredonne ou les murmure en travaillant. Rien ne doit s'opposer à leur éclosion. Il faut que la femme noire exhale en plaintes courtes et suaves l'immense peine de sentir la fuite des jours, la tristesse des tombeaux, l'invulnérabilité des forces et de la nature, la vanité de tout, ici bas. Et par réaction, il faut qu'elle chante la gloire des ancêtres, dont se nourrit la vaillance des hommes de maintenant, la conduite des honnêtes filles et , ma foi, la beauté et la noblesse de leurs amoureux. Les toutes petites de l'âge de Maïmouna répètent comme des perroquets des chansons dont le sens leur échappe mais auxquelles, par simple disposition naturelle, elles savent donner une éloquence touchante.
Dès que les enfants eurent cessé les culbutes et les chants et commencèrent à dire les contes à tour de rôle, la mère Daro sentit que le moment de se retirer était venu. Elle héla sa Maï, se leva pour remercier et prendre congé. On la complimenta fort civilement et on les confia, elle et sa fille, à la miséricorde de la nuit, disant :
__ Que la nuit soit votre manteau
Elles cheminèrent côte à côte vers leur modeste concession, chacune livrée aux réminiscences de ce qui l'avait le plus vivement intéressée durant cette courte veillée. Les cases les attendaient, plus solitaires sous la clarté prodigieuse de la lune. Et comme elles arrivaient à la hauteur de la porte familière, une bête fila droit devant elles, rapide comme une flèche. C'était Sirou, le chat malin et sournois.
Le sommeil de Maïmouna, après les fatigues du ménage et les emotions de la journée, venait assez vite. Mais elle ne lui cédait pas avant de dire un long bonsoir à sa mère. Un bonsoir qui traînait, fait de contes merveilleux ou terrifiants, et de propos adoucis de grands pour petits. Elle se hissa dans le lit derrière sa mère et collée à elle, comme à l'époque déjà lointaine où elle la « botait » (porter sur le dos) en chantant « ayo néné ». La mère tourna le dos à sa fille et commença d'une voix molle et endormie, ce qui donnait à Maïmouna l'impression que cette voix venait de très loin, du fond d'un monde mystérieux de l'inconnu. La mère parla amicalement du lièvre et du chacal, tourna l'hyène en ridicule, brossame masque sauvage et revêche de la famille du tigre et du lion. Elle plaignit les enfants, les pauvres enfants abandonnés dans les forêts des contes, et les orphelins livrés à la vindicte de quelque marâtre. Elle rappela avec amertume la vie d'autrefois, leur jeunesse à elles, si simple et si joyeuse. Tout cela pêle mêle coulait et s'agglutinait, semblable par la tristesse et la manière suave de le dire.
Au bout du rouleau, Maïmouna s'endormit ; elle s'endormait toujours confiante, un de ses bras autour de la taille de Yaye Daro. Bientôt sa jambe se soulevait et, brusquement, se détendait. La fillette commençait à manchonner des riens et à s'étirer comme une couleuvre. Elle rêvait. Elle rêvait d'une mer immense, bordée à perte de vue de coquillages, gros, dodus, éclatants de blancheur. Elle courait sur ce grand tapis de coquillages, en amassait dans des calebasses, dans ses pagne, n'en pouvait plus d'en amasser... Un sursaut. Ni mer, ni calebasses, ni coquillages : un rêve. Elle se retournait dans son lit en bougonnant inconsciemment. Le calme intérieur revenait et un autre rêve surgissait plus coloré ou plus terrible. Par exemple, elle avait gagné pour sa poupée, le rêve ne dit pas comment, des malles de soie et des malles de bijoux. Soies multicolores et rares, bijoux que les artisans du village n'avaient jamais fabriqués. Elle en avait paré sa « dome » et avait organisé un banquet auquel tout le pays avait assisté « diougnedioungs » (tam-tam de guerre et de cérémonie) en tête. Sa « dome » avait pris des proportions et parlait maintenant, recevait les hôtes à côté de Maïmouna, faisait miroiter devant leurs yeux éblouis les brillants les plus riches de la terre.
Mais un cauchemar, souvent, l'agitait au milieu de ses doux rêves : Tableaux antédiluviens, griffes acérées, gueule de feu serties de dents énormes, vapeurs perfides stagnant en des abîmes insondables. Elle se voyait poursuivie par un taureau furieux, et acculée contre le mur de la maison. Enfin des esprits malfaisants, incarnés dans des formes horribles, l'emportaient dans leurs serres en ricanant, vers la grande forêt, loin de sa tendre mère. Ces cauchemars se terminaient par un cri de Maïmouna que sa mère, réveillée, calmait aussitôt. Vers l'aube les rêves la quittaient pour de bon. L'haleine fraîche de la nature pénétrait dans la case avec les premières lueurs du jour, et le petit corps sombrait dans un sommeil heureux.
La mère Daro interprétait défavorablement ces cauchemars. Elle était superstitieuse comme toutes les mères noires. Pour elle, chaque rêve avait sa signification et recommandait soit une aumône, soit un talisman. Chaque fois qu'au réveil Maïmouna lui narrait ses terreurs de la nuit, elle en plaisantait avec elle, pour rire et surtout pour la rassurer. Mais secrètement, elle allait voir le marabout ou le féticheur. Leur conclusion était toujours la même : un maléfice accompagnait le rêve le plus innocent. Il fallait sacrifier un poulet blanc ou faire aumône d'un peu de lait caillé ou de noix de kolas. Parfois la vieille rapportait de ses visites des sachets de poudre et des boules de papier qu'elle fixait au corps de Maïmouna, ce qui accroissait sans cesse le nombre déjà considérable de ses amulettes.
Un jour, elle s'en ouvrit clairement à la petite. Partout où elle avait consulté, les devins lui avaient dit : « Que Maïmouna se débarrasse d'une certaine enfant noire qui a même âge qu'elle et dont la maison est à proximité de la vôtre. Qu'elle évite sa compagnie. Elles n'ont ni la même tête, ni le même œil. C'est cette enfant si attachée à Maïmouna qui, par un pouvoir héréditaire de sorcellerie, trouble le sommeil de ses nuits. »
Une enfant noire de l'âge de Maïmouna ? La mère Daro n'eut besoin de chercher longtemps. Une seule fille du quartier fréquentait assidument chez les Daro, acceptait souvent d'y manger, vouait enfin à Maimouna une sympathie, une tendresse anormale. C'était la petite Karr, Kar-Yalla, comme on l'appelait communément dans le quartier. Belle à ravir, mais d'un genre spécial. Elle était noire de la tête aux pieds, d'un noir anthracite, avec de gros yeux très mobiles et une dentition idéale. Toute sa famille était peut-être à l'origine de « ce qu'on disait d'eux ».
— Une confidence, ma petite, avait dit Yaye Daro à sa fille. Évite d'aller avec Karr. Ne lui dis rien, mais fuis-la autant que possible. Attends ne me demande encore rien... Surtout ne marche pas à côté d'elle dans le crépuscule, et rends-lui toujours les tapes qu'elle te donne, quelques soient me prétexte ou le lieu. Ne mange ni ne bois chez elle, et n'accepte pas d'eux le moindre morceau de « kola ».
Maïmouna, à ce discours, eut peur et tremblait déjà. Pourquoi toutes ces défenses et pour la première fois ? Karr, si gentille avec elle, pouvait-elle lui vouloir du mal, à elle, Maïmouna, sa meilleure camarade ?
— Écoute, ma fille, continua Yaye Daro. Certaines personnes ont des dispositions surnaturelles cachées en elles et qui les distinguent de l'homme ordinaire. Leur œil démesurément l'on voit à travers notre corps, comme toi à travers une eau claire et limpide. La forme et la grosseur de notre corps, de notre foie, les moindres replis de nos entrailles, elles voient tout, rien ne leur échappe. Ces personnes surnaturelles ne s'approchent de nous que lorsqu'elles nous jugent à point pour satisfaire leurs incroyables appétits. Ayant, de par leur beauté et leur don de séduction, gagné entièrement notre confiance, elles nous rendent malades d'une maladie apparemment banale, mais d'allure galopante. Alors, si un guérisseur réputé n'est pas dans la contrée, les « Sorciers » triomphent et vont vous dévorer dans la tombe. On cite de nombreux cas de « diafour » ( sorte de délire qui pousse les sorciers noirs à faire des confessions), ma fille. Mais je te raconterai cela une prochaine fois. Pour l'instant, apprends à éviter la petite Karr. Ne la repousse pas brutalement, de peut qu'elle ne se venge, mais fuis-la tant que tu peux.
Maïmouna avait vraiment peur. Cependant, elle sentait beaucoup de pitié pour la brave petite Karr, si naïve, si spontanée. Comment penser qu'une créature aussi délicieuse puisse ne pas être comme tout le monde, avoir une personnalité double et des instincts d'ogresse ?________________________________
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Maïmouna
Historical FictionA travers l'émouvante histoire de Maïmouna, ce sont deux mondes, deux façons de vivre, deux morales, deux visages du Sénégal qu'Abdoulaye Sadji, romancier sensible et lucide, dévoile. Minutieusement écrit et haut en couleurs, tout comme « Nini, mulâ...