Chapitre 1

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  Ça peut paraître banal comme sensation, mais quand je me suis réveillée ce matin, je ne me suis pas sentie à ma place. C'est ainsi tous les matins depuis mon arrivée dans cette maison d'accueil, il y a six mois déjà. Quand je dis que cette sensation semble banale, c'est que je conçois qu'à dix-sept ans (presque dix-huit), on puisse ressentir ce vide, comme si l'on n'appartenait pas à ce monde. On se sent en décalage, perdu et incompris. Je ne cherche pas à attirer la pitié, mais être ballotée de famille en famille depuis aussi loin qu'on s'en souvienne n'aide pas réellement à se forger une personnalité très stable, et absolument rien ne peut combler le vide que l'on ressent. J'ai appelé ce vide Patrick. Je l'imagine comme une boule de chaos, un trou noir logé entre mes deux poumons qui m'oppressent de temps à autre la poitrine. J'aime bien personnifier les objets et même les sensations ; cela me permet de me sentir moins seule et par chance Patrick n'est jamais bien loin. Ce matin, allez savoir pourquoi, c'est encore pire que d'habitude. Patrick est si lourd que je n'arrive pas à me redresser. Je reste allongée sur le dos, les yeux rivés sur le plafond, tentant de soulever mon corps et d'intégrer le monde des vivants. Je sens l'odeur entêtante des pancakes et j'entends mon ventre hurler. Rien n'y fait, mon corps refuse de coopérer. Je tente les exercices de respirations que m'a conseillé la psy du centre. Inspire, compte jusqu'à dix et expire encore une fois...

Les crises d'angoisses ont commencé quand j'avais sept ans, lorsque Darren Paul de ma troisième maison d'accueil a commencé à trouver ça drôle de mettre ses mains autour de mon cou et à serrer de plus en plus fort jusqu'à ce que tout mon sang ait quitté ma boite crânienne. Il affirmait que cela me rendrait plus forte et qu'il m'aidait à affronter le monde. Ce monde peuplé de personnes malveillantes et avides, qui donneraient cher pour une poupée comme moi.

Avec le recul, je réalise bien que j'étais tombée sur une de ces personnes horribles et vicieuses dont il parlait. Par chance, je ne suis restée que deux semaines dans cette famille-là, avant que les services sociaux n'interviennent et fassent boucler ce grand malade. Il n'aura cependant suffi que de deux semaines pour me déclencher des terreurs nocturnes et des crises d'angoisse à répétition qui me suivent depuis bientôt dix ans. En toute honnêteté, j'ai très peu de souvenirs de Darren Paul et de ses punitions. Pourtant, cette sensation de ne plus réussir à respirer à la moindre occasion est un cadeau empoisonné qu'il m'a laissé pour le restant de mes jours.

L'odeur des pancakes me retourne l'estomac une seconde fois. Il faut vraiment que je me lève sinon je mourrai bientôt de faim.

Soudain, des voix s'élèvent dans le couloir. Et parmi le brouhaha, je reconnais la voix d'Orianne, la véritable fille d'Helena, ma tutrice. C'est son anniversaire aujourd'hui, d'où l'odeur des pancakes. Helena n'est pas une grande reine des fourneaux, donc en temps normal, on se serait contentées de céréales. Aujourd'hui, c'est jour de fête et Patrick n'est pas décidé à me laisser en profiter.

On toque à ma porte et je réussis péniblement à répondre par un gémissement plaintif.

— Hestia, t'es réveillée ?

La petite voix d'Orianne me sort progressivement de cet état de léthargie et je sens mon corps se détendre. La voix enrouée et plus grave que je ne l'aurais voulu, je lui réponds d'entrer.

Timidement, elle entre-ouvre la porte et reste dans son encadrement. Elle a dû se mettre sur la pointe des pieds pour attraper la poignée et je la vois se balancer sur ses talons afin de retrouver son équilibre. Elle tient son doudou contre ses lèvres et se frotte les yeux de l'autre main. Ses boucles blondes lui tombent sur les yeux et lui caressent presque les joues. Elle aurait bien besoin d'un rafraichissement de coupe avant de ne plus rien voir.

Toi, moi et le monde au milieuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant