Dans les sombres ruelles de la cité endormie, une ombre rôdait.
Sur la terre délavée, couverte d'une boue noirâtre, la lueur de la lune peinait à l'éclairer.
Cela s'était rendu invisible aux yeux les plus aguerris, à la faveur des nuages lourds d'orage, étouffant la nuit.
Ce n'était pas quelque chose d'humain, mais ça en partageait tous les aspects. La pluie tambourinant sur le sol écrasait les Hommes, les bêtes, sans aucune distinction. Pourtant, la créature ne paraissait pas gênée de cette situation.
Car il sommeillait en elle une faim atroce. C'était une douleur féroce, qu'en temps normal elle aurait su réprimer. Mais pas cette soirée.
Ce soir, elle était en chasse. Elle s'arrêta devant une bâtisse secouée de cris de liesse, et regarda par la fenêtre de la taverne où se prélassaient encore de nombreux ivrognes, et badauds de toutes espèces. Elle observa alors avec minutie chaque personne au travers des carreaux teintés de jaune par les lampes à huile éclairant l'intérieur.
L'ombre sourit sous sa capuche. Elle savait sur qui elle porterait sa fureur.
Quelques minutes plus tard, Jan Costel sortit de la taverne des Assoiffés en titubant. Il avait pu longuement épancher sa soif, et oublier, le temps d'une heure, les soucis qui l'avaient accablé au travail toute une journée durant.
Il n'était pas chose aisée que d'être policier dans un quartier aussi dangereux que celui-ci. Tout du moins, de parvenir à rester intègre devant toute la corruption que la cité déversait continuellement sur lui, telle la pluie de cette fichue soirée, attendant patiemment de le faire craquer.
Jan leva le doigt furieusement vers le ciel à cette pensée. Il n'avait pas à rougir d'être resté entier ! Les gens d'ici avaient besoin de soutien, de protection, face aux horreurs qui les menaçaient continuellement. Et même si tout se dressait contre lui, il resterait le même, accroché à ses principes et ses sentiments.
Il rota alors bruyamment, recrachant un peu d'hydromel, qui était remonté dans son œsophage jusqu'à sa bouche. Jan esquissa une mine dégoûtée, tout en peinant à garder sa stabilité. L'alcool avait fait mouche. A travers les volutes de sa cognition décousue, il se mit alors à espérer que sa femme ne remarquerait pas son état dissolu. Leur enfant étant endormi à cette heure-là, il savait qu'elle ne lui pardonnerait pas. Peut-être fallait-il qu'il reste dehors à vadrouiller, le temps de retrouver un peu de clarté ?
Il décida donc de s'engager dans une allée marchande, non loin de sa maison. Il pouvait d'ailleurs l'apercevoir, mais il savait qu'en pousser la porte serait une déraison. Les lumières de ses bougies, tremblotant au loin, apportaient la lumière confortable dont il avait grandement besoin. Mais pas maintenant. Non. Il se contenterait bien de s'abriter sous la toiture de la halle obscure, au centre du marché.
Le sol était plus sec au niveau de l'étalage de fruits et légumes, protégé par le toit des assauts de l'eau. Le bruit de cette averse rageuse y paraissait aussi moins lourd, plus réconfortant. Jan se prit à souffler en s'asseyant. Il resterait là, autant qu'il le faudrait, dans l'attente que l'alcool s'échappe de ses pensées.
Fixant alors sa concentration sur le rideau gris qui s'abattait sur les toits, il sentit que quelque chose n'allait pas. Depuis qu'il s'était engagé dans le marché, il avait la désagréable impression d'être observé. Au départ, son instinct alourdi par l'hydromel n'y avait prêté aucune attention. Il avait éludé la question , pensant qu'il s'agissait probablement d'un chat, ou d'un simple péon.
Mais il percevait dans sa chair quelque chose qu'il n'avait pas ressenti depuis des éons. Il ne lui fallut pas longtemps pour en comprendre la raison. Il s'agissait d'une glaçante sensation de vulnérabilité. Il n'était pas seul ce soir. Il y avait autre chose, là, dans le noir. Avec lui. Le claquement des gouttes d'eau commença alors à redoubler d'intensité. Son cœur commença à battre la chamade. Il se soulevait au rythme des gouttes s'écrasant sur le toit en cascade.
Malgré lui, Jan se prit à imaginer toutes sortes de créatures, de la tarasque au lycanthrope, qui surgiraient de derrière un comptoir pour le dévorer. Au vu de son état, il n'avait aucune chance de s'échapper. Tremblant, il tenta alors de collecter son courage. Il vivait dans cette ville depuis trente années. Ces monstres n'existaient plus en ces parages. Puis, il n'était plus un petit garçon depuis longtemps. Mais il savait, au plus profond de son âme, que c'était la même peur primaire qui s'agitait dans ses entrailles à ce moment. Il fallait qu'il rentre se coucher.
Il se releva alors, doucement. Les gouttes de pluie battaient si fort le sol, qu'elles donnaient l'impression à Jan qu'elles pourraient l'assommer s'il lui prenait l'envie de les traverser. Il vit alors à travers les traits translucides, pâlement éclairée par quelques reflets de lune, une chose brillante qui se dégageait de la noirceur de la rue qui lui faisait face.
Il sentit sa gorge se contracter. Sa respiration se figer. Devant lui, se trouvait une figure encapuchonnée, tenant dans sa main une lame. Ce n'était pas une créature cauchemardesque, ni un mort-vivant. Il avait en face de lui, un homme, dont les traits ne lui apparaissaient pas clairement. Avançant vers lui à pas feutrés, ses intentions ne souffraient d'aucune illusion.
Jan porta la main à son ceinturon. Tâtonnant le cuir, il chercha de la main le fer qui s'y dissimulait. Mais rien ! Son coutelas avait probablement dû tomber de son dos, lorsqu'il était en train de s'enivrer ! Un terreur sourde commença à peser sur ses membres. Il pensa alors à sa femme et à sa fille. Il se demanda s'il pouvait atteindre sa maison, malgré les vapeurs d'hydromel qui lui encrassaient les jambes.
Le tonnerre gronda alors depuis les épais nuages.
L'homme encapuchonné se mit à arborer un sourire carnassier. Il le tenait. Il lisait dans le regard de sa victime le sentiment exact qu'il cherchait à lui inspirer. La peur. Cela flattait ses plus bas instincts, et lui donnait envie d'étirer cet instant jusqu'au petit matin.
L'éclat d'un éclair bleu fissura le ciel, mettant fin à cette observation depuis les ténèbres. Les yeux de sa victime s'écarquillèrent. Ses lèvres vibrèrent d'incompréhension. Jan l'avait reconnu, grâce à la lumière. Son regard bête, abruti par l'alcool se dilata, et une terreur soudaine s'en empara. Il regarda vers la sortie de la halle, et tout en hurlant, s'y précipita.
L'ombre se mit à exulter. C'était encore mieux que ce qu'il imaginait ! Malgré ses cris, la pluie et le tonnerre couvraient les sons de la ville assoupie. Il ne sortirait pas vivant du marché, l'homme allait s'en assurer. Il se lança alors à sa poursuite, rattrapant l'ivrogne en quelques pas de course.
Sa lame vint se planter entre ses omoplates, lui arrachant un cri étouffé, qui fit gémir de plaisir l'homme masqué. C'était là qu'il trouvait son bonheur, sa raison de vivre. Cela faisait trop longtemps qu'il avait étouffé ce besoin. Plus jamais il ne tenterait d'y mettre fin.
Il abattit sa lame à plusieurs reprises sur le corps déjà inerte. Des dizaines, non, des centaines de fois. La boue peinait à absorber le liquide noir qui se déversait des multiples trous déchirant sa poitrine, son dos, ses mains et son foie.
Puis, l'homme se releva, haletant. La pluie commençait à cesser. Il ne se sentait plus souffrant. Il jeta un dernier regard à Jan Costel, dénué de toute émotion. Il pria alors pour que son esprit soit protégé par l'Empereur-divin, et s'enfonça, satisfait, dans les voiles ténébreux de la nuit. Il savourait pleinement ce moment, car il savait qu'il devrait abandonner ce masque lors du soleil levant.
Son jeu cruel venait après tout seulement de commencer. Il se figurait déjà la suite de son plan. La femme et la fille de Jan feraient-elles d'aussi belles proies à massacrer ?
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Lores d'Iqavir: Une ombre dans la nuit
TerrorJan Costel, policier aguerri, sort d'une soirée arrosée dans l'une des tavernes les plus fréquentées de la cité. Mais une ombre rôde dans la nuit... Jusqu'où l'horreur, la poésie et la fantasy peuvent se mêler, et dans les ténèbres gluantes et humid...