Quand elle danse, elle est une merveilleuse diva. Quand elle chante, elle est la plus pure des hirondelles. Et quand elle se cabre sur l'éléphant, là, elle est l'épouse des plus rudes, des plus hideuses grossièretés. Elle et ses jambes nues sous le tulle de crème, la combinaison satinée qui cercle délicieusement son corps tendre et ronduleux. Le corsage de broches, de broderies, de petites pierres scintillantes, et les cheveux, profondément noirs, très noirs, sa peau, sa peau très blanche, s'envole autour d'elle les paillettes de sa poudre de riz et s'ombragent ses yeux de poupée, maquillés, tristes, beaux, les replis de son cou, de sa gorge, ses seins, ses hanches, ses fesses, ses cuisses, ses mollets ronds comme les brioches d'or qu'il fait si bon de se partager les lendemains des triomphes. Elle s'étire, elle fait le tour de la piste et bat le sable de ses sandales amincies, élimées. On la regarde, c'est terrible comme on la regarde, et on s'échauffe de tout. De vapeurs enivrantes, songes fugaces, honteuses pensées, furieuses jalousies, étude religieuse, dégoût, souvenirs, nostalgie, envie, et les dames, alors si sages, si bien pensantes parmi leurs petites rêveries et les douces folies de minuit mordent leurs délicates lèvres trop petites pour réprimer ce que l'on pense de ce qui est meilleur que nous ; "Par mes seins, quelle petite putain ! ". Et il faudra tant et tant encore qu'elle se joue, qu'elle fasse la colombine muette et radieuse sous le chapiteau tremblant du vent des applaudissements qui caressent sa présence. La voici courant, sautant, faisant des pirouettes faibles mais jolies, secouant l'étendue laiteuse de son corps de nu. Le charme et la volupté de ses pas ne se brusquent que le moindrement à l'entrée lourde, féroce, lente et effrayante d'un jeune éléphant coiffé d'un plastron, de plumes de pans et le front dentelé d'une frange d'argent. L'énormité animale lance un effroi sur les bancs menus de l'assistance. S'oppose à la petite danseuse une ombre grise, molle, semblant être une sculpture de poussière, une montagne de rochers. Les énormes pattes s'agitent tendrement, la trompe, qu'on dirait dure comme un arbre millénaire, se meut pourtant lentement comme une mécanique sous une épaisse couche de cuir. On fait sortir des jeunes personnes. Les enfants se mettent à pleurer. Il ne faut pas tarder à terminer le numéro, sinon la bête s'effrayera bientôt. On envoie deux tristes fous chapeautés de pompons et de fleurs pour faire silence. Elle est toujours là, elle ne danse plus. Elle toise l'animal avec une sorte de transe nouvelle. L'animal lui appose un regard distrait, pensif peut-être, qui sait. Se joue alors un duel mystique et saisissant qui recueille un silence d'église. L'éléphant, éprit, recule, se braque, cache son nez entre ses pattes et agite la collerette de ses oreilles. Un pas de plus vers lui, et elle devient alors tout ce dont il doit se méfier. Elle s'approche, il se recule. Elle le touche, il est éperdu. Les grosses billes de ses yeux vont et viennent, folles et incohérentes sous les fillasses de sa nappe. Mais sa main sur sa peau rugueuse ne tord pas, ni ne tape. De choc, d'émoi, la bête ne bouge plus rien de son étendue monstrueuse. Le choc est de voir que l'on puis le considérer sans la colère violente que provoque son aspect. L'émoi est de croire que l'on puis l'aimer un petit peu. Dolant et immobile dans une stupeur toute humaine, il la laisse faire la somme de tout son tour, sous les regards dévorants de la société effarée. Mais alors qu'elle se hisse à l'aide des pauvres rigolos, la foule se secoue de cris anxieux lorsqu'elle manque de glisser. A ces huées le monstre se resserre et bat des oreilles, désastreux malêtre d'une nature esseulée. Elle grimpe finalement sur son dos, qui se coupe en deux montagnes osseuses, craquelées et immondes, mais la bête veut se cacher et d'un pivotement sur son horrible être, lève sa patte pour s'en aller vers les rideaux fendus. Les nains, les danseurs, les voltigeuses se ruent vers l'entrée pour en détourner l'animal qui, fou, lève sa trompe en signe de terreur. Elle enserre ses cuisses tendres autour de lui mais, se croyant à demi coincé dans un piège, il s'affole plus encore et bientôt cherche à se dresser sur ses pattes arrières. On s'évanouit. On fait des prières. Les médecins de la troupe déboutonnent leurs vestes et s'apprêtent à bondir. Mais du haut de son trône de pierres, elle n'a pas peur, pas encore, elle connait les éléphants, elle sait leurs émotions. Elle attrape courageusement la bride de l'animal et tire dessus autant qu'elle peut, tout en raffermissant la prise de ses jambes. Une main sur la tête de l'animal, elle se statufie malgré l'agitation de la monture et caresse, flatte, attendrit peu à peu la chair dure. Il tourne, retourne, éperdu, résistant à la soumission, dans un ballet tétanisant de volupté. Elle pose son corps sur sa nuque. Ses seins se compressent sur le monstre. Elle étire ses bras, elle veut lui couvrir les yeux. Son front, son nez, ses lèvres épousent la tête énorme et la bête, prise de toutes parts, tremblant presque, humiliée avec plaisir, soumise durement, se reprend, fatiguée mais conquise. Un mouvement d'applaudissements est réprimé dans l'assistance. Ce serait gâcher ce moment si particulier, ce spectacle si étonnant. Sans mots, sans regards, elle se redresse doucement, prudemment, et en maitresse de l'assemblée, se met debout sur le dos de l'animal et étend les bras, lève la jambe, comme la silhouette figée d'une danseuse sur la scène d'un opéra. L'éléphant quant à lui, heureux dans son malheur, surpris peut-être de l'éclat des regards, lève bien haut la trompe et s'unifie avec sa maitresse, abandonné, vedette du moment. Ayant vu tout ceci par l'entrée frémissante de la scène, le monstre les regarde tout deux, et pleure tendrement, ému, échauffé de scandale, de frissons et d'amour. Le triomphe est tel que le maitre les envoie tous saluer et donne des paniers aux petits enfants jongleurs pour faire l'aumône des larmes. Le monstre est bousculé sur leur passage. On le pousse, on l'injure, ce n'est qu'une bête. La douleur le réconforte dans sa chair avide, et le plaisir éprouvé par son âme l'entraine déjà bien loin de ce qu'on lui peut dire. Sans bruit autre que la boue qui croule sous son horrible corps décharné, il sort du chapiteau, surprit par la nuit chaleureuse. Devant lui, le champs s'étend, gris, bleuté, plein de carrioles, de chevaux, et illuminé de dizaines de feux de joies où s'amusent des bêtes comme lui, parfois mieux ou moins bien faites, sœurs de malheur. Il passe, masquant son hideuse apparition dans les creux d'obscurité, les trous où personne ne regarde. Il s'approche d'une carriole commune qu'une cordelette attache à un arbre, et où se suspendent combinaisons, chaussettes et chemises. Le monstre se traine jusqu'au linge, clopinant sur ses jambes difformes et torturées, et approche son hideuse face d'une chemise de nuit virevoltante. Inspirant, il hume la sueur fraiche et pimentée de son amante rêvée.
FIN
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Le monstre
Short StoryLes monstres ne lui résistent pas, elle s'éprend à les humilier. Il s'éprend d'être soumis.