Prologue

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Cette nuit-là, à Frisque-Bourg, une neige blanche et immaculée s'écoulait dans les cieux obscurs. La lune flottait à l'intérieur de cette vaste marée sombre couronnée d'étoiles, ses nuées d'argents illuminant les pavés des rues et les toits roussis des maisons. Dans leurs sillages, se tressaient des faisceaux de poussière qui tournoyaient dans les airs avant de se déverser dans les allées. Ils en éclipsaient presque l'astre lui-même derrière cet épais manteau nébuleux. Par-dessus les cheminées et les clochées, virevoltait une lancinante et mélancolique berceuse. Pourrait-on dire que cette élégante symphonie était due à un instrument ou une voix enchanteresse ? Non, pas des moindres, la complainte nocturne sonnait comme à chaque fois lorsque les derniers rayons du crépuscule s'échouaient. Elle se mêlait au bruit de la brise ainsi qu'aux sons de cloches annonçant minuit. Elle tourbillonnait dans ce paysage enseveli sous un nid de grêle, parcourant chaque inextricable ruelle de la vaste bourgade. Elle murmurait aux oreilles des commerçants qui dressaient leurs étalages, à celles des nobles qui traversaient les voies sombres, à celle des soldats de la garde de cœur qui paradaient dans les rues. Elle parvenait à ruisseler le long des cours d'eau, à siffler avec le vent et à brasiller auprès des falots. Elle était cet oiseau d'hiver, aussi libre que légère, rayonnant comme le cosmos rayonne, mais lorsqu'elle prit son envol pour atteindre le miroir des cieux, celui-ci s'embruma soudain, et elle, elle s'éteignit...

On actionna le levier et alors on entendit gronder les turbines. Les moteurs se mirent en route, crachant leurs nuages de cendres asphyxiant l'air et les rouages tournoyèrent à toute vitesse. Une fois le reste des manivelles enclenchées, le métal se mit à rugir, ensevelissant les rues dans une cacophonie enrouée. La neige se mit à fondre avant même de toucher le sol et les étoiles disparurent derrière un épais voile gris. Palpitait au cœur de tout ce vacarme, une ingénieuse et fourbe structure qui alimentait la ville en lumière. La symphonie autrefois douce et rassurante laissa place à cette grossière lamentation enraillée, en perpétuelle course effrénée. Du gosier des canalisations s'échappaient des exhalaisons toxiques brûlant le froid et aveuglant la lumière. Les mécanomanciens sortirent de leurs tanières, leurs visages couverts de crasses, leurs mains enduis d'huile noire et leurs tabliers salis par le charbon. Scanda une voix qui transperça la ville : "Les machines sont en marche !".

Et dans ce joyeux désordre discordant, la vie reprit son cours... Dans les chaumières s'invita une lueur crépusculaire débordant des fenêtres, les lampadaires clignotèrent avant de s'illuminer et on souffla les flammes des lanternes. La peuplade se déversa dans toute la bourgade, les marchands criaient à gorge déployée pour annoncer leurs denrées, les sabots des chevaux frappaient le sol à vive allure et les calèches qu'ils tractaient bondissaient sur le pavé des rues. Une odeur de poisson, de bouillie et de miasme vint soudain pulluler aux alentours. Surement que les cuisines s'étaient embrasées et maintenant, il était l'heure de dîner ! La cloche sonna, résonnant dans la moindre enclave, et la meute affamée accourut et s'agglutina à la fenêtre du Bouilloire, se collant, se serrant, s'entremêlant et s'entre-dévorant ! Et on jeta aux premiers venus leur ration, projetant dans les airs à grand coup de louche des giclées grises et ternes sous une nuée de cris déchaînés.

Des hauts de formes apparurent à travers le brouillard et on vit ensuite se dresser de grandes et frêles silhouettes se succédant dans un silence de plomb. Elles vadrouillaient sur les passerelles supérieures qui surplombaient le reste de la ville, parsemant leurs regards froids sur l'étendue de la populace avant de s'en détourner, préférant porter leur attention sur des affaires plus distinguées. Il est vrai qu'admirer cet essaim d'organismes pestiférés grouiller n'était pas le plus divertissant des spectacles, mais au moins, il avait le mérite, l'espace de quelques secondes, de ravir l'orgueil de ceux qui n'en faisaient pas partie...

Au milieu de tout ce tapage, près d'un cours d'eau, deux vieillards abandonnés échangeaient assis sur un banc, ignorant le tumulte environnant. Ils étaient coiffés de hauts-de-forme et les cheveux qui en dépassaient étaient grisonnants. Ils arboraient une belle allure ventripotente ainsi que des apparats fort bien garnis, et étaient tout deux avachi sur leurs cannes, une étincelle enjouée animant leurs regards. Ils discutaient tranquillement, sans se soucier de rien, ni de la brume, ni des cris, ni de la nuit couverte, ni des machines hurlantes, et il était même surprenant qu'ils parviennent à s'entendre dans tout ce boucan, sachant qu'à cet âge là, l'ouï peut faire défaut ! Mais il n'est pas bon d'être médisant, ils sont là et paisible. Cependant, méfiance à celui qui dans Frisque-Bourg, se risque à abaisser sa garde. Car plus l'on laisse s'égarer son attention, plus les regards qui rôdent se mettent à frôler le sol...

Les Nécromanciens De Sinistres-RailsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant