Entre esprit et corps

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Rien. Je ne sens plus rien. Depuis que je me suis réveillé je ne sens plus rien.

Je ne vois plus non plus, je ne peux ni bouger ni parler. Je suis juste là, présent, sans rien pouvoir faire. Mais ne vous y trompez pas, je suis bien vivant. Comment je le sais ? J'entends.

Mon ouïe est restée intacte. Il me reste les bruits. Ce ne sont la plupart du temps que des échos lointains, quelques éclats de voix provenant d'une pièce voisine, une chaise qu'on déplace ou un objet qu'on fait tomber. Quand j'ai de la chance c'est un peu de musique. J'aimais tellement la musique avant mon accident, surtout la musique celtique. Elle peut être si entraînante et si douce à la fois. Elle mélange le son apaisant de la harpe avec celui, beaucoup plus guilleret, de la flûte, et pendant que viennent s'ajouter les tambourins, un chœur de voix vous entraîne vers ce monde de rêves peuplé d'êtres féeriques, de femmes et d'hommes et ceux qui font le lien entre ces deux mondes qui n'en formaient qu'un seul.

Maintenant j'ai tout mon temps pour rêver. Je n'ai que ça à faire, impossible de songer à faire autre chose. Mais pour la première fois, je n'y arrive pas. Cette nouvelle existence immobile et aveugle m'enlève jusqu'à la capacité de rêver. Je pensais que la vie réelle et la vie des rêves étaient séparées. Je me trompais : elles sont indissociables. Si l'une sombre, elle entraîne l'autre avec elle. Je n'ai plus de corps, plus de vie, plus de rêves. La musique qui me parvient n'est qu'un amas de grésillement avec quelques notes perdues et des paroles qui se répètent en boucle sur un air énervant, s'échappant de quelque mauvaise radio mais qui reste malgré tout plus agréable que ce silence assourdissant qui revient me tétaniser dès que les vivants s'éloignent.

Je n'en peux plus de cette nuit éternelle dans laquelle ma vue s'est perdue à jamais. Je n'en peux plus de ce froid qui ne me quitte pas depuis mon réveil dans cet endroit que je ne connais pas. Je suis dans le néant le plus absolu et je n'ai qu'une envie, c'est d'en finir d'une manière ou d'une autre.

*

Aujourd'hui, le médecin me rend visite comme d'habitude. J'ai entendu ses pas se rapprocher depuis ce que je pense être un couloir. Toujours le même rythme qui résonne dans un silence insupportable. La porte qu'il ouvre et claque derrière lui puis les exaspérants cliquetis de son stylo pendant qu'il manipule des feuilles, toujours dans le même ordre, chaque jour, depuis une éternité. J'entends dans sa voix qu'il sourit.

- J'ai une bonne nouvelle.

Je ne peux pas parler mais j'espère qu'il va m'annoncer mon débranchement prochain.

- Il y a peut-être une solution pour votre cas !

Il va encore me parler d'un traitement aussi coûteux qu'inutile que je ne pourrais pas refuser.

- Mais je vais laisser votre frère vous l'annoncer.

Mon frère ! Il est venu me voir.

- Frangin !

Sa voix enjouée et chaleureuse me tire de mon état végétatif et me ramène presque parmi les vivants. Lorsqu'il me parle, je le vois, il est la seule vision nette qu'il me reste. Je vois ses lèvres bouger, son sourire rayonnant qui m'évoque tant de souvenirs. Ce son sorti tout droit de mon passé m'évoque une période qui me semble si lointaine à présent et dont j'ai la certitude de n'avoir pas assez profité. Mais dès que cette voix si pleine de vie s'en va, je perds son image. Impossible pour moi de la recréer tant qu'elle ne résonne pas à nouveau à mes oreilles. Cependant je le sais, le souvenir de mon frère est le seul qui ne se tarira jamais. Sa voix est chaude et pleine de vie. Elle est pleine de tout ce qu'il manque. L'entendre est pour moi un bonheur indéfinissable et une souffrance extrême tant elle me fait d'autant plus sentir l'écart qu'il y a entre nous désormais. Mais c'est cette voix qui me fait vivre.

Échantillons (recueil de nouvelles)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant