Chapitre 1 : Léopold

31 4 14
                                    

23 janvier 1954, 14h40
Il y a du bruit autour de moi, je n'entends que ça.
J'ai hâte. Hâte de retrouver ma femme, mes filles. De les revoir enfin après toutes ces années. Comment vont-ils ?
Mais la peur me fait douter, me détruit depuis tellement d'heure, de mois et même d'années.
20 ans que je ne les ai pas vu. Quelle tête ont-ils ? Et moi, ils me reconnaîtront ? Ils ont dû fuir la guerre, il y a plus de 15 ans. Ils doivent penser que je suis mort, tué au combat comme tant d'autre. Alors pourquoi seraient-ils revenus, dans notre petit village du bord de mer, en Bretagne ?

Lundi 21 mars 1949, 19h30
Il y a quelques jours, quand j'ai enfin pu quitter le camp où on me retenait, afin que j'aide les rescapés juifs de la guerre, j'ai décidé de rentrer. Alors comment j'ai fait, tu m'diras. J'vais tout raconter du début, ça s'ra mieux.

C'était en 1939 que tout a commencé, j'ai dû aider à tuer des innocents dans des camps, après avoir massacré des soi-disant ennemis sur un champ de bataille.
J'l'ai p'tet pas encore dit, mais j'suis pas pour la guerre moi. J'trouve ça inutile et complètement débile. Mais j'pouvais rien dire, j'étais obligé, si j'voulais pas m'faire tuer. Déjà que ma survie tient aujourd'hui de la chance absolue, j'allais pas réduire mes chances juste pour ça. J'avais une famille à qui j'avais promis de revenir, alors j'ai tout fait sans rien dire. C'est lâche, et égoïste, oui j'sais. Mais dans la même situation, qu'auriez-vous fais ?
Quand tout ça a été fini, 6 années plus tard - qui m'en ont paru 10 - ça a été dur pour moi. Il fallait quitter ces camps sans se faire repérer pour ne pas avoir d'ennuis. J'étais resté en France, et mon seul désir était de revoir ma femme et ma fille unique. Je me demandais à chaque instant s'il ne leur était pas arrivé quelque chose. J'n'ai même essayé de m'en persuader, pour ne pas être déçu, mais ça n'a pas marché : encore aujourd'hui, je ne pense qu'à ça.
Quelques jours après, on m'a retrouvé. Un ancien avec qui j'avais partagé les moments horribles que j'ai vécu. Lui aussi, il a dû faire des choses pas très correctes, mais j'pense qu'il voulait juste se rendre important, un vrai bouffon c'lui là. Il a menacé de me dénoncer, et m'a forcé à les aider : toutes ces familles qui avaient tant souffert, celles à qui il manquait un membre ou deux, et celles qui ont été quasiment décimées.
Il m'a dit "viens réparer tes erreurs avec moi, je t'avais dit de fuir ce camp et ces horreurs, tu as préféré ne penser qu'à toi. Espèce d'égoïste. Maintenant tu vas partir de ce pays, aller réparer tes erreurs dans un autre camp. Un bon cette fois. Va les aider, tu verras si c'est si facile."
Une lueur de tristesse était passée sur son visage, mais il l'a vite masquée par de la haine.
Je me suis dit qu'il avait dû être énormément impacté par cette horreur et que ça avait dû le toucher très profondément. J'ai appris par la suite qu'une partie de sa famille était juive. Il n'en restait plus personne...
J'me suis senti mal, tout de suite. Mais j'voulais pas y aller, j'en avais marre de cette histoire, de la guerre, de la tristesse. J'voulais juste revoir ma famille, merde ! Moi aussi j'étais un bouffon, mais à ce moment-là, je ne le pensais pas. Je suis tout de suite parti avec lui pour l'Espagne. Là bas aussi c'est la dictature, mais, à la frontière, ils ont besoin d'aide. Je me suis senti forcé, et c'était l'cas d'ailleurs.
Nous avons marché des jours au travers de paysages massacrés pour atteindre notre objectif. Des trous d'obus par-ci, des corps oubliés par là. Et la tristesse, partout. On ne voyait que la guerre partout, même alors qu'elle était finie.
Nous avons passé la ligne de front et les paysages sont tout de suite devenus plus paisibles. Malgré la fatigue, je me suis un peu détendu. Malgré cela, les gens ne ressemblaient plus à de vrais humains tant ils manquaient de nourriture, et nous ne devions guère être en meilleur état.
Nous nous sommes arrêtés chaque soir dans des auberges pour manger un tout p'tit morceau qui valait une fortune, et tenter de trouver du repos sur des paillassons. Puis chaque jour on se relevait pour marcher. Un vrai déterminé l'ancien, j'vous raconte même pas.
On a fini par arriver, mais j'étais épuisé. J'ai pas été très utile au début. On avait dû mettre entre 1 et 2 mois pour faire autant de chemin, et j'en ai mis encore un de plus pour retrouver toutes mes facultés intellectuelles. J'avais une jambe qui me faisait tant souffrir ! Je restais des journées entières assis pour aider des inconnus qui pensait trouver le bonheur en France. Vous pensez, ce pays aussi devait se reconstruire ! Des faux passeports, j'en ai vu des tas, mais on disait rien, parfois on faisait semblant de ne pas voir qu'ils étaient mal fait. J'en avait marre de ce boulot, je m'ennuyais toute la journée. Il faut r'connaître qu'au moins, j'étais nourri, et blanchit. Mais pas payé. 

Le carnet de vœuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant