Salazar

Chapitre premier

Recommencer à zéro.

C'est ce que maman me répète quand je lui demande pourquoi est-ce que nous déménageons à plus de 1100 kilomètres de notre chez nous, d'autrefois du moins. La pancarte « bienvenue à Forks Falls » me confirme que New York et ce qui m'a rendu autrefois heureuse – et malheureuse – c'est du passé. Mais suis-je réellement prête à tirer un trait sur le passé ? Non, certainement pas. Prétendre que ce déménagement soit l'une des meilleures choses qui me soit arrivée au cours de ma misérable existence serait le plus gros mensonge du siècle. Je n'ai jamais voulu me barrer dans une ville pommée en plein milieu de forêts, de biches et tout ce qui touche de loin ou de près à la nature. Mon truc à moi, ce sont les buildings à perte de vue, les journées shoppings, les soirées au bar entre potes. Pas cette... Sauvagerie. Je n'ai même pas eu mon mot à dire. Maman non plus, d'ailleurs. C'est papa qui a pris la décision de partir après un énième pétage de plombs. Soi-disant parce que New York lui rappelait de trop douloureux souvenirs et qu'il était temps qu'on reprenne notre vie en main, à zéro. A croire que fuir une ville pour une autre l'aiderait à oublier la disparition de son fils. Quand comprendra-t-il que le passé finit toujours par nous rattraper. Toujours.

Je ne sais pas qui de papa ou maman, je dois le plus en vouloir de me faire quitter la grande pomme pour une ville où il pleut deux-cent-trente jours dans l'année. Ici, les journées ensoleillées se comptent sur le bout des doigts, d'après le flyer que j'ai volé à la station-service. Personne n'a rien vu, évidemment. Sinon, je me retrouverais déjà probablement derrière les barreaux pour avoir volé un morceau de papier qui coûte trois putains de penny. D'habitude, ce n'est pas mon genre de faire des conneries susceptibles de gâcher ma vie. Mais il faut croire que je n'ai pas eu besoin de faire grand-chose pour que celle-ci parte en vrille. Alors depuis j'ai constamment cette phrase « one life » en tête, qui me rappelle que j'ai qu'une vie et que j'ai plutôt intérêt d'en profiter avant qu'elle me soit arrachée, comme elle l'a été à mon frère.

Mais parfois, marcher tête baissée, foncer droit dans le tas en espérant que ça canalise sa colère, ce n'est pas forcément la meilleure solution. Papa me l'a bien fait comprendre quand il m'a menacé de m'envoyer en internat, en Angleterre, pour ma dernière année de lycée, après que j'ai péter le nez de la salope qui a osé me balancer en pleine tête que si mon frère s'était barré, c'est parce qu'il n'en pouvait plus d'avoir une sœur comme moi. Mais après tout, ça n'a plus d'importance tout ça, désormais. Puisqu'on recommence à zéro. Ou du moins, on va faire semblant. Comme d'habitude.

J'observe le paysage défiler à travers le pare-brise. La route s'enfonce dans une épaisse forêt qui ne semble pas avoir de fin. Ça me fout les jetons, toute cette végétation. On se croirait en plein cœur de l'Amazonie. Il manquerait plus qu'une bête sauvage nous fonce dessus pour compléter le scénario.

Les rayons du soleil se frayent un chemin entre les nuages opaques qui parsèment le ciel gris. Un orage semble sur le point d'éclater, comme mon cœur et les sanglots. Je n'ai plus versé une larme depuis environ... quarante-huit heures. Depuis que j'ai vraiment réalisé que New York, mon frère... C'était fini. Mais si papa et maman croient que c'est en se barrant à l'autre bout du pays que j'arrêterais d'espérer le retour de mon frère, ils ont tort. Si eux, ils ont fait leur deuil ; moi pas. Pour la simple et bonne raison : je reste persuadée qu'il est en vie. Je le sens au plus profond de mon être et tant qu'on ne m'aura pas apporté sous les yeux, son corps sans vie, je n'abandonnerais jamais.

Il va bien. Je le sais. Je l'espère.

— Nous sommes enfin arrivés ! annonce joyeusement papa.

Son sourire me donne la nausée. Je n'arrive pas à comprendre comment est-ce qu'il peut se réjouir de notre nouvelle maison aux allures baroques, alors que son fils ne sera jamais où nous sommes. S'il revient... Oui, il reviendra.