Incapable de trouver le sommeil, Dimitri se tournait et se retournait dans son lit depuis qu'il était rentré de la soirée. Jamais il ne s'était senti rejeté de la sorte, ou bien jamais les échecs ne l'avaient autant affecté. Il ressassait en boucle la scène qui l'avait conduit tout droit à sa perte. Des cheveux bruns, une mâchoire saillante, des bras galbés presque entièrement recouverts de dessins à l'encre noire, et des yeux d'un bleu indéfinissable. Dimitri serrait les dents, il ne comprenait pas ce qui pouvait bien lui prendre.
Rien, ce soir-là, n'était habituel. Aucune de ses réactions ne l'était non plus. Il n'avait jamais été attiré par un homme, non plus par des bras tatoués ou des mâchoires anguleuses. Pourtant, les paupières closes, c'était tout ce qui venait à l'esprit de Dimitri. Enfin, un bruit de clés dans la porte d'entrée lui fit ouvrir les yeux. Céleste n'était plus là, Dimitri n'avait plus personne à qui confier ses questionnements intérieurs. Dans un élan de désespoir, il rejeta brusquement sa couverture pour se ruer hors de sa chambre.
Dans l'entrée, Aidan se tenait au porte manteau pour retirer ses chaussures sans perdre l'équilibre et Dimitri devina facilement qu'il devait être bien trop éméché pour ne comprendre ne serait-ce qu'une infime partie de son problème. Mais quitte à ne pas avoir de solutions lui-même et à garder les yeux ouverts toute la nuit, autant tenter le tout pour le tout.
Aidan leva ses yeux vitreux vers lui qui se demanda un instant comment il allait pouvoir demander à son colocataire de lui accorder un peu de temps, ou plutôt comment il devrait s'y prendre pour l'empêcher de tomber de fatigue.
— T'es là ?
Dimitri fronça les sourcils. Une seconde plus tard, l'Écossais lui confiait avoir pensé qu'il était parti avec la blonde qui lui tenait compagnie au bar. Et l'essentiel des tracas de Dimitri se trouvaient là : cette jolie fille devenue tout à coup insignifiante. Alors il déglutit, suivit son ami à la trace jusque dans la cuisine et le laissa se servir un verre d'eau. Il ne savait pas par où commencer.
— J'ai pas toute la nuit, je bosse demain, quémanda Aidan, arrivant à bout du peu de patience dont il pouvait faire preuve.
— J'ai laissé la fille que t'as vue partir parce que j'étais trop obnubilé par quelqu'un d'autre.
— Et t'es ici, tout seul, constata l'autre. Il s'est passé quoi ?
Dimitri détourna le regard. Lui qui avait pensé qu'Aidan serait trop soul pour tenir une conversation sensée plus de deux minutes, il était perturbé par sa lucidité. Peut-être que l'Écossais n'avait pas tant bu que ça, au final. Dimitri ne se souvenait même pas l'avoir vu s'approcher du bar. Alors, il devait se mettre en tête que cette conversation n'aurait pas disparu de la mémoire de son ami dès le lendemain matin et il hésitait un peu plus sur les mots à employer.
— Dim', sérieux je me lève dans trois heures ...
— J'ai vu un gars danser, j'ai perdu tout intérêt pour la blonde du bar, balança Dimitri en fermant les yeux.
Le silence de plomb qui lui répondit n'annonçait rien qui vaille. Aidan était muet et Dimitri n'osait plus ouvrir les paupières pour affronter les prunelles noires de son colocataire. Mais le temps lui parut si long qu'au bout de ce qui avait semblé durer des heures, il osa enfin vérifier que son ami ne s'était pas endormi sur le comptoir de la cuisine. Il aurait aimé, pourtant, profiter de cette opportunité pour fuir et ne plus jamais lui parler de tout ça. Mais son regard tomba directement dans celui d'Aidan qui semblait attendre plus de détails de la part de Dimitri.
— Donc t'es rentré pour pleurnicher d'avoir laissé s'enfuir ta prétendante ?
L'accent écossais un peu trop prononcé n'avait jamais été si désagréable aux oreilles de Dimitri. Il n'osait pas parler, alors Aidan émettait des suppositions qui firent se serrer la gorge du tourmenté. Il aurait tellement préféré que toute sa soirée prenne une autre tournure que cette réalité qui le secouait toujours. À ses yeux, tout aurait été mieux que cette attraction et ce rejet brutal.
— J'ai été lui parler.
— Arrête de tourner autour du pot, demanda Aidan, la mine de plus en plus fatiguée.
— J'ai été le voir mais Aid', je suis pas gay ! s'écria Dimitri pour la seconde fois. J'ai fait que de la merde et le pire c'est que j'arrive pas à me le sortir de la tête.
Cette fois, il avait tout balancé. Il avait l'impression de ne rien avoir à ajouter de plus. L'histoire était si simple et claire comme de l'eau de roche, et il était certain qu'Aidan pouvait lire le désespoir en lui comme dans un livre ouvert. Mais son ami resta une fois de plus impassible. Le regard rivé sur lui fit dévier une nouvelle fois celui de Dimitri qui aurait tout donné pour pouvoir disparaître. Il avait honte d'avoir réagi ainsi, honte de devoir tout avouer à son colocataire et ,par-dessus tout,honte que l'image d'Atlas s'immisce à nouveau devant ses rétines comme un mirage.
— Tu sais que t'es comme mon frère, Dim'... Tu sais ce que ça veut dire ?
L'intéressé ferma les yeux un instant avant de se concentrer à nouveau sur son ami qui semblait enfin prompt à lui parler.
— Que je peux compter sur toi pour m'écouter ? tenta Dimitri plein d'espoir.
— Pardon, on n'a peut-être pas la même famille, s'amusa l'Écossais, un sourire au bord des lèvres comme si la situation n'était pas dramatique. Ça veut dire que je peux t'écouter évidemment, c'est sûr. Mais ça veut surtout dire que je ne veux pas être au courant de tes histoires de cul.
— Mais c'est pas des histoires de cul ! tenta Dimitri vainement.
— Je sais comment t'étais avec Céleste et j'ai pas envie de la remplacer pour ça, je suis désolé.
Dimitri ferma les yeux. Avant d'en arriver à quoi que ce soit, il aurait fallu qu'Aidan comprenne ses doutes. Seulement, lorsqu'il tapota l'épaule de Dimitri en quittant la cuisine, ce dernier saisit un point non négligeable qui semait la confusion entre eux. Aidan n'avait sans doute pas entendu le problème principal de Dimitri parce que ça n'en était pas un pour lui : il n'était pas gay. Il n'était pas attiré par les hommes mais Atlas semblait constituer une exception que Dimitri ne s'expliquait pas.
Il était chamboulé, sans doute trop pour avoir l'esprit clair. Il savait bien que ce n'était pas une pinte qui aurait pu le faire dérailler de la sorte mais, dans l'unique espoir que la nuit lui porte conseil, il décida de rejoindre lui aussi sa chambre. Avec un peu de chance, peut-être parviendrait-il à trouver le sommeil, ou peut-être aurait-il oublié ces yeux bleus dès le lendemain.