Chapitre 02

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Depuis que notre famille s'était installée à La Nouvelle-Orléans, enfants d'esclaves acquittés de l'île d'Espanola, nous n'avions jamais quitté ces terres. Cette maison était construite depuis 1770, d'après les dires de ma mère. En toute bonne Mehde qui se respectait, elle me narrait l'histoire de ma famille à travers divers contes oraux pour que moi-même, plus tard, transmette ce savoir à mon héritière. Ainsi, nous perpétrions la tradition et la connaissance qui remontaient à plus de cinq siècles, si ce n'était pas plus.

Aujourd'hui, notre maison, bien qu'ayant subi diverses rénovations, faisait partie des perles ancestrales et importantes de notre belle ville louisianaise. Une si grande maison à l'architecture des colonies françaises avec une histoire aussi importante... elle valait une petite fortune – que Mère refusait de céder à chaque courtier immobilier désireux de la lui acheter. Au contraire, plusieurs pièces de la maison qui avaient gardé leur authenticité de l'époque étaient à présent dédiées à l'activité humaine. Autrement dit : la bâtisse était une source de revenus lucrative comme une autre.

Le sous-sol de la maison était la boutique et l'espace de travail de ma mère. Dedans, elle y faisait ses séances de divinations, par exemple, vendait différentes babioles « de sorcellerie », échangeait avec les touristes avides d'histoires croustillantes sur le vaudou, et tout ce qui était commercial. Cela dit, Mère faisait partie des rares commerçantes pouvant réellement exercer la magie et gagner généreusement sa vie.

Pour cause, son titre de Grande Prêtresse lui donnait le droit. Et afin de protéger notre monde des menaces humaines, la pratique de la magie à des fins commerciales était sévèrement punies. Moi-même, je n'avais pas le droit de la pratiquer, alors que j'étais sa fille.

Je regardai la maison où je venais de me garer. La voiture de Mère était là. Elle était déjà rentrée de sa rencontre avec les autres vieilles momies qu'elle osait appeler des « amies ». Alors que, si elle avait le choix entre les tuer et être bénie des Esprits ou se mettre à dos ces êtres et leur sauver la peau... elle n'attendrait même pas la fin du dilemme pour les éliminer à coup de poignard.

Je soupirai en fermant les yeux. Je n'aurais vraiment pas dû m'embrouiller avec l'autre paresseux et venir le plus rapidement possible ! Dormir dans son lit la nuit précédente avait été une erreur de débutante. Maintenant, j'étais bonne pour la leçon de morale.

Putain !

Avant de monter les escaliers du patio de devant, je humai mon t-shirt sale. Mon odorat n'était pas aussi développé que celui de Kaÿan, ou d'un simple loup ou vampire. Celui de ma génitrice non plus. Mais... elle avait du flair, la momie. Et beaucoup d'intuition. Je préférais ne pas prendre de risque qu'elle connaisse l'identité de l'homme qui partageait ma couche.

J'entrai donc dans la maison sur la pointe des pieds. Sans faire de bruit, je me dirigeai vers les escaliers pour filer dans la salle de bain. Mais à peine le pied sur la première marche que j'entendis de la cuisine :

— Comment était ta soirée ?

— Merde, jurai-je silencieusement en fermant les paupières.

Je plaquai un sourire forcé sur mes lèvres en me retournant. Elle se tenait dans le cadre qui séparait la cuisine du salon, sa tasse de thé fumante dans les mains. Elle remuait son sucre dans la boisson, impatiente d'avoir une réponse qui lui plaisait. Son bracelet d'os de lapin roula le long de son frêle poignet. Mère disait toujours aux gens que c'était du plastique, des faux pour faire joli parce qu'elle adorait ce petit côté macabre. Mais la vérité, c'était que ces os étaient bien vrais. La preuve étant qu'elle avait pris le temps de tracer les vèvès de la famille Guédé dessus.

— Bien ! Et la tienne ?

— Tu n'es pas rentrée, hier soir. Je t'ai attendue.

Mais bien sûr !

Quand je disais que cette fouine foutait son nez partout ! J'étais certaine qu'elle avait passé sa soirée à renifler ma chambre de fond en comble pour trouver un sujet épique sur laquelle radoter.

— J'avais à faire.

— Avec ce sale chien que tu fréquentes ?

Qu'est-ce que je disais ! Encore heureux qu'elle ne découvre ça que trois mois après, et non durant les débuts. De quoi couper net les feux de la passion !

Cela dit, pas sûre que Kaÿan apprécie le doux surnom, mais... je préférais qu'elle pense qu'il s'agissait simplement d'un loup-garou sans intérêt. C'était sa limite de tolérance — qui plus large et solide qu'un fil de coton sous les coups de ciseaux. Après cela, il y avait les humains et pour finir, en bas de l'échelle, au fond du trou le métis, Kaÿan. Ou bien, comme elle adorait si bien l'appeler : cette chose infâme qui souillait toute forme de vie par sa seule existence.

Eh oui... la marâtre était une fine poétesse. Plus elle détestait une personne, plus grande était son inspiration et plus long se faisait son surnom soigneusement élaboré.

Quelle fille indigne j'étais ! Je m'étais amarouchée du pire !

— On appelle ça un...

— Tu préfères nabot, peut-être ? me coupa-t-elle avec un grand sourire. Ou sous-race ? Abomination de la nature ? Des bêtes... ?

— Ok, j'ai compris, Mère, la stoppai-je. Tu n'es pas ravie que je fréquente un...

— Chien géant incapable de fermer sa gueule. Effectivement, Azaëlle. Une sorcière accomplie de ta carrure mérite l'excellence. Ma fille que j'ai mis des années à éduquer pour qu'elle devienne la future Grande Prêtresse ne mérite rien d'autre que la perfection. La perle brute à l'état pur. Pas de pratiquer la zoophilie avec un chien sauvage en rut.

Je levai les yeux au ciel. Parfois, je me disais que Mère me prenait plus pour son trophée que pour sa fille. . Pas une vulgaire plante qu'on prenait plaisir à regarder grandir, fière de ne pas l'avoir tué à la minute où on l'avait abandonnée près de la fenêtre de la cuisine.

— Tu me feras plaisir, Azaëlle. Tu mets fin à vos... petits jeux. Tu es promise à un démon de rang supérieur. Ce sale chien te souille. Et que la famille Guédé m'en soit témoin... ils sont d'une fertilité sans pareille ! Reste loin des problèmes, jeune fille. Il manquerait plus que tu me ramènes une portée de chiots.

— Il n'y a rien de plus impur que la magie noire que tu pratiques, Mère, lui fis-je remarquer. Je mettrai fin à ma relation avec mon loup quand j'en aurai envie.

Entre les sacrifices et les malédictions... et encore, ce n'étaient que les joyeusetés, les encas.

Je montai en quatrième vitesse pour ne pas subir la puissance de ses foudres. Je m'enfermai dans la salle de bain pour prendre une douche.

Vingt minutes plus tard, j'étais dans le salon. Coiffée et habillée, prête à suivre la Grande Prêtresse dans sa réunion.

— J'espère pour toi que je ne croiserai jamais cette honte de la nature. Sinon je le dépèce et je le donnerai à manger à Émeraude.

Émeraude était le python royal de deux mètres de Mère. Son bébé d'amour, sa raison de vivre, l'homme de sa vie. Pour dire, elle le chérissait plus que moi.

— Je t'aurai prévenu.

— Allons-y, soupirai-je agacée de l'entendre. On a plus urgent.

Pour toute réponse, la vieille bique me toisa en amarrant son petit foulard blanc autour de sa tête pour maintenir ses dreads. Ses grosses boucles d'oreilles pendantes lui donnaient l'air d'une mama . C'était sans compter sur sa canne en bois où trônait un crâne. Elle toucha les crocs de avant de me faire signe qu'elle était .

Mambo Rouge - T01Où les histoires vivent. Découvrez maintenant