Il y eut beaucoup de monde à l'enterrement. Toute la gendarmerie était venue s'entasser dans le petit cimetière de la commune. Ils n'avaient pas organisé de veillée du corps. Un pendu, ça n'était jamais rien de très beau à voir. Gabin ne versa pas une seule larme alors qu'on mettait son père en terre. Une faille vide et froide, sans fond, sans aucun fond s'était creusée au cœur de son corps. Sa mère n'était qu'un amas de sanglots incontrôlables, portée à bout de bras par les anciens collègues de son mari. Lorsque la cérémonie fut terminée, il s'approcha d'eux pour leur demander de bien vouloir la raccompagner chez eux.
Rachel n'avait pas de sépulture, pas de lieu où l'on aurait pu se recueillir pour elle. Quand bien même il y en aurait eu un, cela n'aurait été qu'une tombe vide de tout corps, vide de tout sens. C'est pour cela qu'il se rendit au port. Il récupéra le bouquet de roses qu'il avait laissé sur la plage arrière, fit descendre Gribouille de la voiture et se dirigea vers la jetée. Le chien, à présent âgé, le suivait mollement.
Il y avait du brouillard, presque autant que ce jour-là. Il pouvait presque voir Rachel sur l'escalier, les lourds plis de sa robe verte battant ses jambes alors qu'elle montait les marches, le brasier de sa chevelure déchirant la brume, quelques instants, un si petit instant avant la dernière image qu'il aurait d'elle.
Une fois les escaliers gravis, le Gribouille s'assit sur le sol de béton et refusa d'avancer plus loin. Gabin tenta vainement de l'appeler et de voir le chien abandonner Rachel, l'abandonner une nouvelle fois lui fit monter un gout de bile en bouche.
« Sale bête infidèle » siffla-t-il amèrement.
En le voyant s'éloigner, Gribouille poussa quelques gémissements plaintifs. Gabin ne se retourna pas et poursuivit son chemin.
Une fois arrivé au phare, il déposa les roses au sol et resta ainsi, les mains croisées, à regarder les vagues frapper la digue. La faille dans ses entrailles le tiraillait douloureusement. Elle était pourrie de cette pensée si terrible qui le rongeait parfois, cette idée gangrénée qu'il avait refusé de l'accompagner et avait préféré rester au bord de l'eau.
Il allait faire demi-tour lorsqu'un éclat de couleur vive fila dans la périphérie de sa vision. Gabin pivota lentement sur ses pieds et s'approcha du bord. A environ un mètre du muret, il tendit la tête pour mieux observer le flanc de la jetée. Il se figea.
Une sorte d'animal aux membres fins et blancs entreprenait d'escalader la digue. Ses mouvements étaient lents et feutrés, tout en précaution. L'articulation du coude se pliait selon un angle aigu et le corps pivotait sur celui-ci, transférant tout son poids vers l'avant. La chose progressait ainsi de pierre en pierre, presque rampante, et remontait vers la voie aménagée sur la digue. Gabin comprit alors que l'éclat qui avait attiré son œil était une lourde chevelure rousse, gorgée d'eau et emmêlée. Elle tombait en rideau devant la tête de la créature et sinuait le long de son échine, d'où pendaient des lambeaux de tissu vert. Elle parut se stopper un instant sous son regard, puis reprit lentement sa progression. Gabin ouvrit grand la bouche pour hurler mais n'émit aucun son, la mâchoire demeurant béante. Ses cordes vocales ne lui répondaient plus et il ne pouvait prendre que de courtes inspirations saccadées, tout liquéfié de terreur. Un gel dévorant l'envahissait comme un manteau de glace et le serrait en étau. :
« Rachel ? » gémit-il finalement.
Il n'était parvenu à émettre guère plus qu'un couinement de souris. Alors la créature se figea et, les cheveux tous enchevêtrés d'algues et de coquillages, releva deux orbites béantes vers lui.
« Ce sont les crabes » songea hystériquement Gabin, « ce sont les crabes qui lui ont bouffé les ye... »
La chose tendit une main décharnée qui se referma sur sa cheville et tira brutalement. Gabin chuta en arrière et son crane heurta durement le sol, ses dents claquant les unes contre les autres. Elle entreprit de le trainer par-dessus le parapet, vers les rochers battus par les vagues. Il ne parvenait pas à esquisser le moindre mouvement pour se dégager de son étreinte. La créature le tirait par à-coups réguliers. Le sol lui entamait la peau du dos.
VOUS LISEZ
Brume
ParanormalIl est des jours où la brume est si épaisse, si opaque que l'on se demande quels sombres cauchemars elle peut bien dissimuler. Dans cette petite ville du bord de mer, il se dit que le brouillard prend parfois les gens, et ne les rend jamais...