Nid du dragon

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#1 - le lycée

Je suis née pour décevoir.

C'est ce que je m'étais toujours dit.

Pas une seule fois, je n'ai su rendre ma génitrice fière. Même si je suis entrée dans un lycée d'élites - dont je ne citerai pas le nom, par peur de représailles ou de hantise. Vous saurez seulement que cela se situe au nouveau quartier latin. J'y suis entrée contre mon gré, je voulais me contenter de mon lycée de secteur pour rester proche de mes amies de collège. J'y suis entrée pour satisfaire son égo, pour qu'elle puisse dire à toutes ses amies "regardez, ma fille est dans ce lycée, j'ai réussi mon éducation". Mais je n'ai jamais su remplir cette mission qu'on m'a imposée. Et son éducation est à base de misogynie. Après tout, dans ma famille, l'avis des filles compte peu, d'autant plus qu'en terme numérique, j'étais la seule fille de la fratrie. Fratrie. Je me demande s'il existe un équivalent de "fratrie" pour les soeurs.

Chaque matin, je peine à me réveiller. L'hiver épuise toutes mes ressources. Les cours occupent toutes mes pensées. Ou presque.

Et puis, l'idée de me lever plus tôt pour finir - ou plutôt pour commencer mes devoirs s'avère être inefficace sur moi.

- TU DORS ENCORE ?! MAIS CE N'EST PAS POSSIBLE ! TU AS COURS ! DÉPÊCHE-TOI !

Elle a le don de me réveiller cinq minutes avant mon alarme.

Elle a le don de m'énerver dès le matin.

A ses yeux, je ne suis qu'une gamine de dix-huit ans.

Parfois, je me dis que j'ai grandi beaucoup trop tôt pour ne plus avoir la force de lui répondre.

Je m'exécute malgré tout pour ne pas l'entendre jacasser davantage.

Après m'être habillée, coiffée et maquillée - bien que cela ne se limite qu'au baume à lèvres coloré, je me prépare un teh tarik instantané pour l'emporter au lycée. J'ai toujours un paquet de cookies industriels dans mon sac de cours : je n'arrive pas à manger dès mon réveil, et encore moins après ce que fait ma mère. Et puis, j'aime bien partager mon petit déjeuner avec mes camarades de classe même si je n'ai pas tissé de liens particuliers, ni amicaux avec elles.

Elles parce que je suis dans une filière littéraire et malgré des progrès sociétaux en terme d'égalité, la littérature reste une discipline très attractive chez la gente féminine. Pourtant, les spécialistes en tête ou les personnes qui font des best-sellers sont majoritairement masculins cis-hétéros, allez savoir pourquoi. Heureusement, et c'est ce que répète Madame C., le programme scolaire fait de plus en plus d'efforts et offre davantage d'auteurices dans les corpus que nous étudions. Autre nouveauté dont elle se montre particulièrement fière parce qu'elle en serait à l'origine, c'est la création de la discipline intitulée "littératures et idées décoloniales et intersectionnelles francophones" dans lesquelles on retrouve des auteurices racisé.e.s. Madame C. regrette encore l'absence de cette partie littéraire dans le tronc commun, moi je regrette que cela ne figure pas tout simplement dans le bagage littéraire des camarades qui portent parfois encore des préjugés sur nous. Comme si cette discipline est une option parmi tant d'autres alors que subir des discriminations liées à notre identité raciale n'en est pas une. La suprématie. L'esclavage. Le déracinement. Des éléments qui persistent dans notre quotidien mais qui échappent à mes géniteurices, la place de la minorité modèle étant déjà un luxe acquis.

- À ce soir !

Après avoir reçu un vent monumental de ma mère, je me dirige vers la fourmilière ferroviaire. Les fourmis ont toujours cet air abattu. Certains sont scotchés sur leur écran. D'autres se coupent du monde avec leurs earpods. D'autres encore se rendorment déjà. Quant à moi, je fais partie d'une minorité qui lit encore durant le trajet. De toute façon, je n'ai pas d'autre choix que de lire pour m'avancer dans les cours du bac. Cette année en Histoire, Littérature et Philosophie (HLP), nous étudions les luttes intersectionnelles qui nous ont amené.e.s à l'égalité désirée, malgré la présence persistante des discriminations.

Nid du dragonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant