Les Ténèbres de l'Amour

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Il est communément répandu que je suis dénué de cœur, sadique, voire cruel, et ainsi de suite. Cependant, nul ne possède une compréhension véritable de ma personne. Certes, mon existence est connue en tant que roi des fléaux, mais elle est ignorée en tant qu'humain, comme si je n'avais jamais arboré cette nature. Il fut un temps où j'étais bien plus qu'un fléau redouté, un temps où j'existais en tant qu'être humain. Mais l'Histoire, par sa sélectivité, ne retient que ce qui l'arrange.

Ryomen Sukuna, le monstre dénué de toute capacité d'affection, ainsi le proclament-ils tous. Mais savent-ils seulement que j'ai connu l'amour avant de devenir un fléau ? Savent-ils qu'une femme m'a déjà aimé avant de rendre l'âme ?

Cela remonte à plus d'un millénaire. J'avais mon propre corps, jouissant d'une totale liberté, sans devoir partager mon être avec un jeune garçon. J'étais le maître de moi-même. Craint, certes, mais libre. Je vivais en solitaire, dans une cité de l'ancien Japon. Personne n'osait m'adresser la parole, chacun me témoignait un respect absolu. J'étais tel un roi régnant sur cette cité, et même sur tout le Japon. Un exorciste craint de tous. Quiconque osait me défier trouvait la mort instantanément. J'appréciais ma position. Je n'avais pas besoin de la compagnie d'une femme pour me sentir comblé ; la terreur figée sur leurs visages me suffisait. De toute façon, personne ne me considérait comme un être humain, sauf elle.

Elle a fait irruption dans ma vie. Elle consacrait son temps à divertir les orphelins pour leur insuffler un brin de bonheur. Elle ne manifestait aucune crainte à mon égard. Sans pour autant me défier ouvertement, elle me témoignait son absence de peur. Elle exerçait sur moi une fascination insondable. Comment pouvait-elle me regarder droit dans les yeux ? Elle troublait mon être.

J'ai alors entamé des échanges avec elle, initialement dans le dessein de lui inculquer le respect qui me revenait de droit. Puis, insidieusement, je me suis pris d'affection pour elle. Je me trouvais dépourvu de moyens pour m'en départir. A cause d'elle, plus rien ne serait tel qu'auparavant.

Je commençais à la penser plus souvent que je ne l'aurais souhaité. Certes, à cette époque, je dominais mon corps, mais non mes pensées. J'abhorrais l'idée de l'apprécier. Cela me rendait vulnérable, un état que je réprouve. Néanmoins, cela m'apportait du bonheur. Je ne savais pourquoi, mais en sa présence, j'étais heureux. Je ne le désirais pas, mais tel était le cas.

Je crois qu'elle avait commencé à se prendre d'affection pour moi au même moment. Nous nous accordions souvent des rencontres lorsque l'occasion se présentait. Nous nous voyions, riions, tombions amoureux, en dépit de moi.

Puis, survint cette nuit. Nous nous étions rejoints ce soir-là. J'avais passé une journée exécrable et m'étais défoulé sur quelqu'un jusqu'à ce que mort s'ensuive pour me calmer avant notre rendez-vous. Les étoiles illuminaient la ville. Sous cette lumière, son visage était alors plus magnifique que jamais. Plus que le cadavre d'une dizaine d'enfants, accompagnés de celui de leurs mères tentant de les protéger. Sa beauté était indéniable, une vérité irréfutable.

Nous avons partagé cette soirée ensemble. C'était singulier. Je ressentais une étrangeté inhabituelle. Pour la première fois de ma vie, je n'étais pas à l'aise. Était-ce de la nervosité ? Je l'ignore, et même après plus de mille ans, je suis toujours incapable de décrire les émotions de cette nuit. C'était la première et la dernière fois que je les éprouvais. Mais tout s'est évaporé lorsque ses lèvres ont effleuré les miennes. À cet instant, je me suis senti étonnamment bien. J'aimais. Je ne voulais pas aimer, mais j'aimais. Je me suis abandonné à ses baisers et nous avons consumé notre amour jusqu'à l'aube.

Le lendemain, rien n'était plus comme avant. J'avais goûté à l'amour et désirais en revivre l'expérience. Non pas avec n'importe qui, mais avec elle. Son emprise sur moi était trop puissante. Une fois, alors qu'elle jouait avec un enfant, celui-ci s'est précipité dans mes bras pour m'enlacer. Au lieu de le tuer, comme j'aurais agi habituellement, j'ai dirigé mon regard vers ma bien-aimée et esquissé un sourire. Certes, par la suite, je l'ai brusquement repoussé contre le mur, et elle m'a vertement réprimandé, mais c'était la première fois que je laissais un enfant me toucher sans qu'il en subisse les conséquences. Elle est consciente du pouvoir qu'elle exerce sur moi, mais s'abstient de l'utiliser. Elle me permet d'être moi-même, tout en désapprouvant mes actes meurtriers.

Des années ont passé, et mon amour pour elle est resté inaltéré. J'avais prédit que nos existences seraient inextricablement liées pour l'éternité, unis par un amour d'une qualité réservée à une élite rare. Désormais, je maîtrisais l'amour, ce sentiment que je méprisais autrefois, mais que j'ai appris à dompter au fil du temps. Contrairement à la plèbe des humains, dont les affections sont souvent empreintes de médiocrité, notre amour brillait d'une éclatante perfection. Moi, Ryomen Sukuna, figure parmi les êtres les moins humains de cette terre, et pourtant j'ai su aimer d'une manière que nombre d'entre eux ne pourraient même pas concevoir. N'est-ce pas ironique ?

Cependant, alors que nous arpentions tranquillement les rues, un simple soldat de l'empereur, chargé de m'éliminer, manqua sa cible et s'en prit à ma bien-aimée, qui se tenait à mes côtés. Je la pris dans mes bras, perturbé par la perspective de perdre la seule personne que j'aie jamais aimée, ignorant superbement la présence de l'assaillant, indigne de susciter mon attention. Dans ma hâte, je la conduisis chez un médecin, où elle reçut les soins appropriés. Malgré cela, ses blessures la condamnèrent à une journée entière de souffrance, clouée à un lit, pendant que je lui rendais visite quotidiennement, parfois accompagné d'orphelins qu'elle chérissait, dans l'espoir de lui apporter quelque réconfort. Après des semaines de lutte contre la mort, elle finit par succomber à ses blessures. Profondément affecté, je fus contraint de faire face à l'unique occasion de ma vie où la tristesse se mêla à la colère. Pourtant, je ne laissai échapper aucune larme, trop absorbé par la nécessité de canaliser ma fureur en dévastant des villes entières.

Son seul crime était de m'aimer, moi, Ryomen Sukuna. Son seul tort était d'avoir éprouvé de l'affection pour un être comme moi. Elle, d'une douceur et d'une perfection incomparables, fut grièvement blessée et succomba à ses blessures, après des semaines d'agonie, tout simplement parce qu'elle se trouvait à mes côtés, au mauvais moment.

Elle m'a accordé un semblant d'humanité, une faible lueur dans les ténèbres de ma condition. Sa disparition a anéanti tout espoir de jamais recouvrer cette humanité. C'est sa mort qui a scellé ma métamorphose en fléau, une créature dont la seule raison d'être est de semer la terreur. Les hommes, tous, m'ont privé de ce qui m'était le plus précieux. Pourquoi jouiraient-ils d'un bonheur fugace alors qu'ils m'ont arraché ma seule source de joie ? Serait-ce parce que j'étais un maître des fléaux que le bonheur m'est interdit ? En fin de compte, ne suis-je pas, parmi toutes les horreurs de ce monde, la plus détestable ? Ne sont-ce pas les humains qui brisent les espoirs des autres ? Elle était mon espoir. Désormais, je suis seul. Depuis plus d'un millénaire, je suis seul. Je souhaite qu'ils ressentent cette solitude. Je les frapperai de ma fureur, dévorant leurs femmes et leurs enfants jusqu'à ce que la mort me trouve, si elle doit un jour me trouver.

Alors que mon amour repose au paradis, je suis condamné à errer sur terre, contraint de partager un corps avec un gamin, un exorciste voué à la mort pour avoir partagé son corps avec le mien. Mon cœur est devenu un bloc de glace, incapable d'aimer à nouveau. On me qualifie d'enfoiré, mais les véritables scélérats sont ceux qui m'ont privé de mon amour. Depuis plus d'un millénaire, je les punis, eux, leurs femmes et leurs descendants. Si le bonheur avec l'élue de mon cœur m'est refusé, je trouverai ma satisfaction dans la destruction de leurs espoirs, de leurs rêves, de leurs familles : de leurs vies.

Certes je suis Ryomen Sukuna, le roi incontesté des fléaux. Mon passé demeure enveloppé de mystères, et même moi, je peine à en retracer les contours. Cependant, j'ai connu l'amour. Même après un millénaire écoulé, son visage demeure gravé dans les méandres de ma mémoire. Ses traits délicats, ses cheveux soyeux, et surtout, les saveurs envoûtantes de sa peau et de ses lèvres, demeurent inoubliables. Je ne saurais porter mon affection vers un autre être. Notre amour suscitait l'envie, alimentant la jalousie de ceux qui ne pouvaient concevoir que je puisse jouir d'une passion aussi pure et inconditionnelle, tandis qu'eux, dans leur médiocrité, se languissaient dans la solitude de leur propre vacuité. La jalousie des hommes les mènera à leur propre ruine, et je serai le premier témoin de leur déchéance, un protagoniste impérieux orchestrant la fin de leur règne éphémère. Mon vœu le plus précieux demeure de la retrouver un jour, bien que cela soit impossible. En attendant la fin hypothétique de mon existence, je me consacrerai avec délectation à leur destruction sans merci.

Si elle était encore en vie, elle me vouerait une haine implacable. Cependant, ils l'ont tuée, donc je les méprise.

Les Ténèbres de l'Amour ~ OSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant