Pour au moins la troisième fois, je vomis par-dessus bord. Les quelques bouchées que mon estomac malade avait réussi à garder jusqu'ici furent sèchement englouties par les vagues capricieuses. Certains des marins qui allaient et venaient sur le pont pour s'acquitter de leurs tâches ricanèrent dans mon dos. Une tête auréolée de boucles brunes, presque noires, fonça sur moi, un mouchoir brodé à la main. Il me tendit le morceau de tissu délicat avec un large sourire qui suffit à adoucir mon mal de mer, qui ne m'avait pas quittée depuis que nous avions levé l'ancre, des semaines auparavant.
- Gardez-le, Madame.
Sa voix, fluette, avait cependant perdu toute notion de légèreté. Les accents naïfs, le rythme précipité, le ton chancelant, tout ne respirait plus que l'adulte, pourtant encore coincé dans un corps de garçonnet à la croissance hésitante. On lui avait donné le prénom de Jack. Ramassé sur les bords d'un port anglais, avec pour seule richesse ce carré blanc rehaussé d'un "J" rouge sang dans l'un de ses coins. Une lettre qui aurait pu tout aussi appartenir à sa mère, son père, ou bien au pauvre soulard qu'on avait dépouillé à la sortie de la taverne sans qu'il ne s'aperçoive de rien. Je ne pouvais pas décemment le délester de ce qui pouvait s'apparenter à son seul bien, la seule trace de son passé qui demeurerait une éternelle pièce aveugle pour lui. Je refusai avec fermeté. Il insista avec obstination.
- ...Comme ça, je serai toujours prêt du cœur de Madame.
Il ourla ses mots séduisants d'une révérence un peu trop appuyée mais d'une sincérité désarmante qui me fit capituler, à mon corps défendant. Son fin'amor exprimé, je rangeai donc son précieux présent entre mon corsage et la peau de ma gorge, refroidit par les gouttelettes salées de l'océan. Mon petit ange gardien s'éloigna, hélé par un membre d'équipage au visage garni d'une barbe aussi sombre que son âme si j'en croyais la claque dont il gratifia la tête du mousse lorsqu'il freina des quatre fers à sa hauteur.
- On t'a déjà dit de ne pas frayer avec les passagers. C'est la dernière fois, tu m'entends ? Si tu recommences....
L'homme mal dégrossi laissa sa phrase en suspens. Qu'allait-il bien faire à un pauvre enfant en plein milieu de l'Océan Atlantique ?
- Terre en vue !
Du haut de sa hune, juché à une bonne dizaine de mètres au-dessus du pont principal, la vigie pointa du doigt le large. Le capitaine, un homme d'expérience qui maniait aussi bien le gouvernail que la fourchette à en croire sa bedaine rebondie, arpenta lestement les quelques mètres qui le séparaient de la coque afin de contempler par lui-même l'horizon. Je fis de même, à ceci près que je ne disposais pas de l'instrument rétractable dont il usa afin d'examiner le lointain. Quelques-uns de ses subordonnés se rapprochèrent, espérant eux aussi distinguer une mince bande de terre.
- Madame. Jugez par vous-même.
Le marinier me tendit son instrument et, d'un signe de tête presque imperceptible, m'invita à le saisir afin de regarder à travers la longue-vue, ce que je fis sans me faire prier. La sentinelle n'avait pas menti.
- Ma foi, Lyncée n'aurait pas mieux fait, dis-je, en redonnant l'instrument au Capitaine.
L'homme opina du chef et ordonna à tout l'équipage de préparer le bâtiment en vue de l'accostage. C'est alors que mon père fit son apparition, lui qui n'avait quitté son antre, transformée en étude, qu'en de rares occasions, préférant la compagnie de ses livres à celle des êtres de chair et de sang. Il ne fallait pas voir dans cette attitude une farouche misanthropie. Authentique altruiste, il craignait avant tout le malaise. Ne sachant pas comment aborder ces hommes appartenant à un monde si différent, sans qu'il ne les juge pour autant indignes d'entrer dans le sien, il avait préféré s'en tenir éloigné afin d'éviter tout trouble. Ses talons rouges claquèrent sur le bois solide du pont tandis qu'il dissimulait son ostensible calvitie sous une perruque in-folio grise dont les anglaises démesurées se terminaient originellement sur ses épaules affaissées. L'accessoire s'était fané à cause des embruns et de leur sel qui adhérait à toutes les surfaces qu'il rencontrait sur son chemin. Il ne s'agissait plus que d'une masse informe d'où s'échappaient des cheveux, hésitant entre la rectitude de leur nature et l'ondulation prescrite par les prophètes du bon-goût. En de trop rares endroits, une boucle ou deux, mal en point mais encore en vie, résistait à l'attaque groupée de la nature. Il aurait mieux fait de porter la parure au feu. Mais il la chérissait, comme l'enfant s'accroche à sa peluche. Et alors que la bonne société masculine avait jeté son dévolu sur des postiches à marteaux et catogan, moins exubérants et davantage fonctionnels, mon père continuait d'arborer fièrement son vestige partout où il allait.
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Sardanapolis
AdventureAntonie et son père, Isembert de Maricourt, profitent des premières lueurs du XVIIIe siècle pour fuir le Vieux Continent et son carcan étouffant dans l'espoir de se faire une place au soleil. Ils débarquent à Cornucopia, une île bouillonnante de l'a...