12 Septembre - 20h02

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La première fois qu'Adèle a terminé les cours aussi tard, c'est ce jour où elle a accepté de participer à la récolte des Restos du cœur que son lycée organisait.

A l'époque, elle ne vivait qu'à une quinzaine de minutes de train de banlieue du lycée et faisait souvent le trajet avec Lucie et Anouk, ses deux meilleures amies.
Alors rentrer tard et rire à pleins poumons dans les rues mal éclairées de sa ville n'étaient synonymes que de pur bonheur.

Mais depuis deux ans, Adèle étudiait à Paris, alors les fou-rires dans les ruelles et les sprint pour attraper le dernier train étaient loin derrière elle.
Par conséquent, ses préoccupations étaient plus tournées vers le prochain plat de pâtes qu'elle se ferait cuire après les cours ou son prochain job étudiant, surtout depuis que ses parents lui avaient annoncé qu'ils ne paieraient plus son loyer.

En soi, Adèle comprenait ; elle avait deux petits frères, Léon et Tim, des jumeaux de treize ans qui foutaient le bordel partout où ils posaient le pied, sa grand-mère maternelle avait quitté le Japon - ou en avait-elle été extirpée, pour venir vivre chez ses parents et sa mère était en pleine reconversion professionnelle, convaincue que ses vingt ans en tant qu'avocate ne valaient rien face à sa vocation, qui était finalement d'enseigner.

Alors oui, sur le coup, ce dernier dimanche avant la rentrée, Adèle s'était exclamée et avait causé une scène devant toute sa famille - ce qui lui avait d'ailleurs valu des moqueries de la part de ses frères. Mais après réflexion et la frustration passée, elle se rendait compte qu'elle trouverait bien un petit boulot d'appoint pour boucler ses fins de mois et survivre un peu.

Au pire, elle retournerait chez ses parents et se taperait deux heures de transport aller-retour.
Ah non, sa grand-mère avait pris sa chambre et ses frères partageaient la leur.

Bon, Adèle devait se trouver un job.

Ses parents avaient accepté de lui envoyer l'argent du loyer de septembre, mais pas plus.
C'était la raison pour laquelle Adèle se retrouvait un mardi soir, sur le quai de métro, les yeux plongés sur son téléphone, à la recherche d'un job à temps partiel, dans un radius de vingt-cinq kilomètres de son studio et qui payait au moins sept euros de l'heure.

Lorsque le métro arriva, personne n'en sortit.
C'était toujours comme ça. Adèle montait et se collait à la porte opposée à celle par laquelle elle était entrée. Elle passait ses quinze prochaines minutes les yeux rivés sur son petit écran, en jetant par moments un coup d'œil aux stations qu'il lui restait. Au bout de trois stations, le monde bondait le wagon et bientôt, il n'y avait plus assez de place pour qu'elle tienne son téléphone sous ses yeux. Alors elle le rangeait et suffoquait dans son coin.

« Excuse-moi, je descends ici, a lancé une voix en poussant Adèle. »

Elle n'avait jamais compris ces personnes qui n'avaient que deux minutes de trajet et qui, pourtant, persistaient à s'engouffrer à l'autre bout de la porte de sortie.
Si elle ne sortait que dans deux sorties, elle restait collée à la porte. De ce fait, elle sortait plus vite et ne dérangeait personne. C'était pourtant logique !

Au bout de ses habituelles quinze minutes asphyxiantes, Adèle descendit et retrouva la sensation formidable que procurait l'acte de respirer.
Elle avait la chance de vivre dans l'animation du treizième arrondissement de Paris, alors les soirs où elle rentrait à la tombée de la nuit ne l'inquiétaient pas plus que la normale.

Au contraire, c'étaient les rares soirées où elle s'octroyait un repas à emporter (comprenez, elle n'a pas de job et son argent de poche ne lui sert qu'à payer son loyer et se nourrir de temps à autre). Son traiteur préféré vendait les meilleures brochettes de bœuf qu'elle pouvait trouver sur Paris, à un prix qui entrait parfaitement dans son budget : cinquante centimes la brochette apparaissait comme être du pain béni pour Adèle.

Et puis, il n'y avait pas que le prix des brochettes qu'Adèle trouvait attractif.

Trois soirs par semaine, sans compter les week-ends, Maxime, le petit-fils du gérant de la boutique venait donner un coup de main à son grand-père. Il avait fallu quelques visites pour qu'Adèle le remarque. Souvent, elle commandait par téléphone, en sortant du métro, et passait en coup de vent récupérer ses six brochettes. Elle n'était pas vraiment du genre à sociabiliser avec les caissiers.
Mais un soir, pendant les vacances de la Toussaint, la boutique était tellement peuplée qu'Adèle avait à peine eu le temps de saluer le gérant. On lui avait donné son sac de nourriture et elle avait été expédiée. En rentrant, elle s'était rendue compte qu'il lui manquait deux brochettes.
Très près de ses sous -trop près de ses sous, elle avait repoussé l'heure de son dîner et était retournée chez le traiteur, pour demander son dû.
Elle n'était pas tombée sur le gérant, mais sur un jeune de son âge, un peu penaud et pas vraiment dynamique.

« Vous avez oublié deux brochettes, lui avait-elle reproché en entrant dans la boutique. »

Maxime l'avait fixée de ses yeux brillants et s'était emparé de trois brochettes ainsi que d'un rouleau de printemps. Adèle détestait ça ; en les trempant dans la sauce, le rouleau y laissait des pousses de soja. C'était dégoûtant et Adèle ne pouvait plus y toucher.

« Cadeau de la maison, n'en parlez pas à mon papi, lui avait soufflé Maxime. »

Adèle était repartie, brochettes et rouleau de printemps en mains.

Depuis, à chaque fois qu'elle commande chez le traiteur, elle a le plaisir de trouver sept brochettes et un rouleau de printemps dans son sac. Enfin, seulement lorsqu'elle ne tombe pas sur le gérant.

Double BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant