Dans une courbe inattendue, le train patine. Tu vois, mon petit Victor, un peu à l'image de ta vie, grinçante jusqu'à présent, incertaine pour la suite. Chaque virage déclenche un mal à propos orchestre de sifflements et de ferraille crue, frottée, agressée, rouillée. Le réseau, dans cette partie reculée de la France, n'est pas le mieux entretenu qui soit. Peux-tu bien te rappeler ce que tu es venu faire dans cette ruralité à laquelle tu ne pensais plus il y a encore quelques mois ? Disant cela, tu gardes encore cette façon de penser toute distinctive de là d'où tu es parti. Au contraire d'un autre personnage de roman, il n'est plus question de l'à nous deux, mais de l'adieu, du piteux, du peu glorieux adieu. D'accord, tu as fui, c'est le sujet. Tu es parti ce matin de la capitale en fourrant dans un sac rendu tuant de lourdeur quelques affaires en chiffon, crasses, déchirées et sans valeur. De l'indispensable non pas tellement usé mais surtout mal entretenu, un pauvre trésor. Non pas le peu que tu possèdes, ce serait faux, tu n'as jamais vécu dans le désœuvrement ou du moins pour ce qui est de ta condition physique. On ne pourra pas dire, en restant honnête, que tu auras souffert dans cette ville de la faim, encore moins de la soif et pas tellement du froid. Pour le reste, difficile à dire, tu ne prends pas encore toute la mesure du renoncement, mais tu sens déjà qu'il n'y aura pas de regrets. Ni regrets d'être resté si longtemps, ni regrets d'être parti en définitive et au moins content d'avoir vu et vécu des événements forts ou loufoques et qui prendront un jour le pas sur toute la saleté huileuse des mauvais jours, passés à tourner en rond sans s'habiller et sans la moindre énergie pour quoi que ce soit dans les souvenirs qu'il y aura à garder de toute cette époque particulière. Départ, adieu, décision définitive, pourtant il faudra bien que tu reviennes, dans quelques jours, semaines ou mois, récupérer les meubles, les livres, les vêtements restés dans le petit placard cassé et qui menace de prendre l'eau. Il faudra faire les démarches pour rendre l'appartement qui a été chez toi pendant quelques années, non pas minuscule car de taille tout à fait standard et même plutôt grand pour la capitale, comme on dit. Toute cette danse administrative que tu aimes tant, déjà dansée un million de fois, état des lieux, clés, compteurs, ménage à l'encaustique. Une fuite, d'accord, mais pas une raison pour en oublier ses responsabilités, tu restes un bon petit. Un garçon qui se croit griffé par la vie, qui se croit encore un peu enfant, simplement trop couvé, trop choyé et qui ne le sait que trop bien.
Tout ce que tu raconteras ici sera l'histoire d'une fuite. Survie ou lâcheté, il ne m'appartient pas d'en juger et il faut te laisser le soin de t'interroger à ce sujet. Mais en prendras-tu jamais le temps ici ? Je ne te cerne après tout pas assez pour le savoir.
Tu n'en as pas terminé avec la capitale, mais ce train qui vrombit, c'est le premier pas. Le premier pas, celui qui compte, celui qui est déterminant. Celui qui ébranle toute la vieille machinerie, la chaudière encalminée, la locomotive à vapeur, si tu veux, puisque l'on s'inscrit en ce moment dans le registre du ferroviaire. C'est le premier kilomètre d'éloignement, le coup de sifflet sur le quai de béton et tu te trouves justement du bon côté de la porte qui se ferme, celui du départ, de l'aventure, de l'éloignement sans regrets ou qui veut s'en convaincre, celui de la grosse valise alourdie d'indispensable que l'on trimballe dans le couloir en cherchant d'un œil agacé, déjà épuisé et écrasé de chaleur, la place attribuée, sans rien comprendre à la numérotation bizarre des voitures. Tu iras loin, tu sais désormais que tu ne reviendras plus. La décision a été longue et difficile à prendre, avec ce collant constat d'échec qui pourrit ta vie entière ou ce qu'il en restera. Est-ce qu'il était bien nécessaire voici cinq ans de fanfaronner dans ta petite ville qui ne demandait rien parce que tu montais à la capitale ? Tout ça pour vivre dans une roue de hamster, travailler les mois pairs des années impaires et revenir les jambes serrées pour pleurnicher comme cet enfant que tu ne sais pas cesser d'être.
Pendant longtemps encore, tu continueras à dire La Capitale. Tu ne prononceras pas son nom, comme si cela allait t'empoisonner la langue, comme une sorte de snobisme inversé, comme ce réalisateur américain à demi cintré qui n'appelait plus son pays d'origine que La Barbarie. Tu exagèreras le mal que t'aura fait une ville qui n'a après tout pas de pensée, pas d'idée, pas d'intention particulière. Elle n'est pas incarnée, nous ne sommes pas dans une fiction malsaine. Ce qui te fait très mal, mon petit Victor, c'est cette certitude que personne ne remarquera ton départ puis ton absence ou, surtout, ne s'en préoccupera. Ce qui est extraordinaire et terrible à la fois, c'est ce paradoxe effarant de l'homme seul sur son oreiller sale et qui se sait entouré par deux millions d'humains dont peut-être un bon quart dans la même situation de désarroi que lui. Il y a là quelque chose de fascinant et signe que quelque chose a dysfonctionné dans les sociétés humaines à un moment précis que l'on n'a pas su identifier.
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Fuir l'ogresse
General FictionPourquoi Victor part-il soudainement cette ville immense où il a vécu de longues années et qui est cette ogresse dont il a l'impression, peut-être fantasmée, qu'elle le poursuit ?