L'après crue

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La fraîche aurore de février entama un nouveau cycle en cette terrible année, destinée à rester gravée dans les mémoires. Pas pour toute âme qui vive hélas puisqu'une femme écarta ses paupières, allongée dans une toile d'interrogation. Un réveil sous le soleil tout juste chaleureux pour apaiser la cruelle et douloureuse chair de poule qui faisait s'hérisser tous ses poils de bras. Sa peau s'immergeaient dans une flaque glaciale, tissée d'eau croupie et de nuances marbrées composées de nuages jaunes, bruns, de poussière. La rue s'étendait dans un tapis de saleté, trempée comme après mille nuits aux torrents orageux, les murs semblaient imbibés sur des mètres de hauteur. Des algues, des plantes, du lierre en charpie et des tonnes de points noirs s'entassaient sur le crépit et les planches en bois de l'allée fangeuse.
Une inondation avait eu lieu, c'en était la fin. Pourquoi n'avait-elle donc aucun souvenir, et que faisait-elle étendue dans une marre odorante ? Son bras endolori chercha plus qu'une prise, il chercha un point pour soulever son corps lourd de fatigue. L'autre, était mécanique et en un simple coup d'œil, elle put constater tous les dégâts qu'il avait subit. Une vitre brisée, des résidus de liquide rose, des tiges de fer tordues, les doigts rouillés. Elle s'accouda sur la prothèse endommagée, s'attachant à l'idée qu'elle n'en avait peut-être plus besoin. Son corps rampa, se hissa jusqu'à un bâtiment peint de crasse, et elle s'adossa au tableau de pourriture.
Ses ongles noirs et cassés ainsi que les griffures sur son corps témoignaient d'un récent passé tumultueux, aussi indicible que violent. Des abysses instables, des souvenirs changeant à chaque question, des songes arborant des airs hypnotisant, illusoires - une profonde envie d'y croire. Sa respiration reprenait peu à peu un rythme naturel, ses poumons brûlaient et sifflaient à chaque inspiration. L'air bien qu'invisible était taché d'un goût âpre et empoisonné. Sa main rejoignit sa poitrine dans un élan à l'épreuve de son épuisement, cramponnant son corset liseré d'or et de carmin. Les lacets noirs s'enroulèrent sensuellement entre ses phalanges, comme des serpents se glissant autour d'une proie.
Elle récupéra peu à peu sa vue, également. Mais elle aurait préféré ne pas dégager cette vision floue de la ville, pour ne pas avoir à constater les montagnes de déchets, et de corps d'animaux dévorés. Combien de temps ai-je dormi, se demanda-t-elle, peinant à hausser la voix, enracinée par un repos sans doute trop long, et une peur irascible, mais de quoi ? La femme avait l'intime impression qu'il valait mieux rester discrète, sans savoir quelle en était la raison. Ses yeux balayèrent l'ensemble des collines de carcasses, cherchant une voie vers la lumière, une issue dans ce charnier boueux. Une étincelante lueur de détresse se dessinait sur les contours azuré de ses iris, écrasés par le gouffre de terreur qu'était chaque pupille.
Des câbles tranchants immobilisaient les corps lacérés des porcs, des chats éventrés et des chiens vidés de leurs entrailles. Des fils barbelés tapissés de rouge visqueux, dégoulinant depuis les pointes et les lames. Toujours plus de questions, pourquoi suis-je seule au milieu de cet hécatombe ?
Personne ne l'entendait crier. Enfin, elle ne criait pas. Elle essayait d'appeler à l'aide, oui, nonobstant aucune oreille ne se trouvait à proximité. Ses jambes tremblaient lorsqu'elle s'essayait à la marche, pour vagabonder en direction d'une sortie, sur le point de lâcher. Ses genoux dansaient sous l'attraction de la gravité. Elle bascula ses bras d'avant en arrière pour équilibrer ses pas, et reprit une cadence de marche plus ou moins naturelle.
Au bout d'une centaine de mètres, elle traversa la mer d'ordures, ses pensées noyées dans un océan de dégoût, se heurtant aux corps couverts de vers. Ses paumes caressaient les plaies et les poils ensanglantés, poussant à bout de bras pour éviter de se coller aux cadavres putrides. Elle s'extirpa de la prison de défunts, et trébucha sur une route couverte de gadoue, aux flancs printaniers, bordés de plantes suffocantes. Face à elle s'élevait une forme majestueuse, une silhouette svelte sur un vaillant destrier au pelage blanc. Un amant de la justice vêtu d'un plastron d'argent, luisant telle une lune solitaire. Un cavalier aux cheveux ondulants, marqués d'ambre et de platine.
Ses fines lèvres aux couleurs du sang se pincèrent, abandonnant déjà l'envie de s'adresser à cette pauvre femme. Il ne fit que la toiser de toute son arrogance et sa splendeur. Il était insolent dans son regard, mais il était si beau. Elle resta un moment couchée sur son ventre, le menton levé vers le soldat. Les regards muets et pourtant débordant de sens s'échangeaient sans qu'un mot ne s'échappe de leurs bouches. Elle l'implorait. Il s'en délectait. Débutant par l'auriculaire et terminant avec son pouce, il déposa ses doigts un à un sur le manche bandé de son épée. Avec calme, le type tira la lame de son fourreau, jusqu'à la tendre plus loin, pointant cette pauvre égarée avec son extrémité.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 19 ⏰

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