OO5. BORD DE MER

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CHAPITRE O5
BORD DE MER
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LE TRAJET EN BUS AVAIT ÉTÉ PLUS LONG QUE LA MAJORITÉ NE L'AVAIT PRÉVU. Fort heureusement pour Abe, elle avait dormi plus de la moitié de celui-ci, éreintée par un coucher qui s'était voulu plus tardif qu'à l'ordinaire. La faute revenait sans nul doute à l'appréhension qui s'était immiscée dans ses tripes la veille, et qui l'avait faite se tourner et se retourner entre ses draps sans réussir à trouver de position confortable. Abe n'avait pas l'habitude de stresser sur quoi que ce soit, par ailleurs. Elle était plutôt du genre à y aller mollo, à ne pas se prendre la tête pour préserver sa santé mentale. En dehors des habituels examens et des quelques événements assez rares pour les compter sur les doigts d'une main, la jeune femme était de ceux qui maitrisait plutôt bien leur taux d'anxiété. Mais ce soir-là avait été différent. Se retrouver de nouveau avec son ancienne équipe, ses anciennes amies, passer une semaine complète à leur côté, et côtoyer du matin au soir les garçons faisait justement partie de cette liste très exhaustive de choses qui l'angoissait.

Par chance, personne n'avait osé s'asseoir à ses côtés dans le bus, principalement parce qu'elle s'était assise à l'avant pour éviter d'être malade et que ses camarades préféraient se chamailler au fond. Cela lui avait permis d'occuper tout l'espace sur les deux fauteuils matelassés, et de roupiller tranquillement. Elle émergeait doucement de sa longue sieste lorsque leur transport s'arrêta enfin. Ses écouteurs étaient tombés : elle se pencha pour les ramasser, et les fourra ensuite dans la poche de son pantalon. Pas question de les remettre dans ses oreilles sans les avoir nettoyés au préalable. Eizaburô Abe n'était pas connue pour son zèle sur la question de l'hygiène.

Captant vaguement à travers le brouhaha soudain qu'il lui fallait descendre récupérer son sac de voyage dans la soute du bus, elle fit craquer ses cervicales en se redressant pour sortir dans l'allée. Son regard croisa celui de la nouvelle capitaine - Sachi. Et alors qu'elle s'attendait à un sourire contrit ou à un maigre signe de la main empreint de pitié, cette dernière éclaira son visage d'un grand rictus et enjamba une chaussure perdue - une chaussure ? - pour la rejoindre.

⸻ Je suis trop contente que tu sois venue avec nous ! S'exclama-t-elle en s'arrêtant à son niveau, lui laissant juste le peu de place qu'il lui fallait pour la laisser passer. J'avais tellement peur que tu refuses, heureusement que Kita-san a insisté.
⸻ Kita ? S'étonna sa compagne en fronçant les sourcils. Il n'est pas vraiment du genre à insister.
⸻ D'accord il n'a pas vraiment insisté, mais il a quand même bien défendu le projet...

Abe sourit. Sachi et elle se suivaient depuis le milieu du collège, lorsqu'elle avait emménagé près de Nagoya. Elles partageaient les mêmes passions, et rentraient souvent le soir ensemble après les cours, puisque quasiment voisines. Après l'incident, elles s'étaient quelque peu perdues de vue, principalement par sa faute. Elle avait eu cette tendance auto-destructrice à repousser celles et ceux qui avaient essayé de lui tendre la main pour la faire sortir de sa zone d'ombre. Trop blessée dans son égo, et trop meurtrie par l'idée de ne plus pouvoir faire de son rêve de jouer en professionnelle une réalité, Abe avait comme mis son entourage en pause. Mais bien entendu, eux, avaient continué leurs vies de leur côté. Parfois, elle se sentait parfaitement déconnectée de la réalité, comme émergeant d'un rêve qui avait duré dix ans. C'était long, dix ans. Sachi avait toujours eu beaucoup d'humour. Elle lui disait souvent qu'elle était trop dure avec elle-même. Une part d'elle le savait. Mais il était particulièrement difficile d'apprendre à accepter ses propres erreurs.

En sortant du bus, la jeune femme fut frappée par une odeur d'embruns marins et de pins maritimes. Soufflée, elle remit en place une mèche de cheveux qui s'était dégagée avec le vent, et inspira à plein poumons l'air beaucoup plus respirable que celui de la ville. Le bord de la mer faisait partie de l'un de ses endroits préférés au monde, bien que l'eau soit toujours froide et le sable régulièrement trop humide. Elle avait été habituée à grandir, depuis son collège, aux bords de la rivière Kiso-Gawa, mais la mer était quelque chose de radicalement différent. La baie d'Ise n'était pas très fréquentée en cette période de l'année, rendant perceptible le bruit des vagues sur les rochers.

⸻ Je suis bien contente d'être venue aussi, Sachi, sourit-elle.
⸻ On va s'amuser comme des petits fous.

Un peu plus loin, une chaussure manquante à son pied droit, Atsumu releva la tête de la soute du bus. Le visage recouvert par la capuche de son sweat, le front balayé par ses mèches décolorées, il grogna lorsque son frère lui demanda s'il avait aussi récupéré sa valise. Il la fit rouler sur le goudron jusqu'à son jumeau, son propre sac à dos sur l'épaule, avant de lui montrer son majeur. Se redressant pour resserrer les bandoulières de son sac, il parcourut le petit groupe du regard, remarquant qu'il n'était pas le seul à ne pas avoir réussi à fermer l'œil du trajet. Il fut même un instant jaloux d'Aran qui, le cou entouré par un superbe oreiller de voyage et un casque sur les oreilles, sifflotait presque en sortant les derniers bagages de la soute.

Mais surtout, son regard ambré s'échoua sur la silhouette battue par les vents d'Abe. Les cheveux déjà emmêlés par la brise, retenus presque lâchement par son élastique, elle regardait en direction de la plage avec envie. Atsumu s'étonna de voir son visage aussi détendu, lui qui avait toujours eu l'impression que sourcils froncés et nez plissé faisaient partie du décor. Elle laissa même échapper un petit rire à une phrase de son amie aux cheveux coupés en carré droit, ajustant la capuche de son sweat dans un même temps.

Atsumu se vantait souvent de ne pas avoir été attendri par "une fille" au moins une fois dans sa vie. Il n'avait jamais eu à subir les histoires de cœur foireuses qui poussaient les uns et les autres à se taper dessus, ni à demander à son frère d'aller acheter une boîte de mouchoirs au petit magasin en bas de chez eux. Il n'avait pas non plus cédé à des gamines battant des cils trop facilement et qui gloussaient toujours par-dessus son épaule. Pour dire vrai, il trouvait cela parfaitement agaçant, mais ce n'était pas de leur faute si elles étaient bien plus jeunes que lui et formatées aux médias et aux réseaux sociaux. Atsumu n'avait jamais, pour ainsi dire, été victime de l'amour, avec un A majuscule. Il en était plutôt fier : pour lui, seul le volley comptait et il y mettait un point d'honneur. Ce n'était pas qu'il craignait de se laisser embarquer dans des histoires sans queues ni têtes - lui-aussi aimerait bien savoir, tout de même, ce que ça faisait d'embrasser quelqu'un dont on était follement amoureux, comme dans les feuilletons que sa mère regardait après le dîner le samedi soir. Mais Atsumu n'avait eu, pour l'instant, qu'un seul amour : le volley.

Pourtant, en avisant comment le soleil se reflétait dans les cheveux bruns d'Abe, la manière dont le vent agitait des petites mèches rebelles autour de son visage, la façon dont ses pommettes rosissaient déjà face à l'air marin, ou bien encore cette petite fossettes qui s'était creusée dans sa joue droite, Atsumu se dit qu'il était fichu. Il ne savait pas ce que ça faisait d'être amoureux. Mais il savait que la chaleur qui se diffusait dans son ventre et le tendre sourire qui menaçait de poindre sur son visage n'étaient pas normaux. Son regard croisa celui de la jeune femme et son cœur fit une embardée.

Il était définitivement fichu.

la chute des corps ━ haikyuu.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant