Je fus obligé de porter un masque à gaz pour l'abattre. Abattre cette montagne de doute, de haine, de peur. Au volant de la voiture, je l'ai enfilé pour éviter qu'elle ne voit ma pâleur. Elle regarde innocemment défiler les arbres à travers la vitre. L'air dans la voiture est putride, je le sais, je le sens. La maladie l'a déjà rongée, autant elle que moi si j'en crois mon esprit.
Ce soir-là, je me suis arrêté avec la voiture devant notre palier, toujours dans mon uniforme, masque et képi. J'ai klaxonné, elle est sortie quelques secondes après, elle s'était faite belle, je lui avais dit que son père l'emmenait quelque part. "T'es rigolo avec ton masque papa", je lui fit simplement signe de s'asseoir, baissant la tête pour pas qu'elle ne me voie sangloter à travers les lunettes.
Alors qu'on roule, je la vois à côté de moi, fouillant dans la boîte à gant pour prendre un petit paquet de bonbons, elle en prend, et m'en tends un, mais je ne l'accepte pas, je n'accepte pas le dernier moment que je puisse partager avec elle. Je la vois assise sur son siège, comme le premier jour, celui ou on ne craint pas le dernier. Elle me sourit de toutes ses dents -ou presque. Ce large sourire.
Elle commence à me parler, l'air joyeuse. "Aujourd'hui à l'école on a fait le dessin pour la fête des mères, mais tu lui dit pas hein ! D'ailleurs dit ptit' papa t'as gardé mon dessin ? Hein dis ?" Je n'étais qu'un second. Pour eux, la fin justifie les moyens. La famine, justifie rationnement. La pandémie, justifie remède. La crise, justifie solution. La peur justifie l'effroi. "Et même que mon copain Riquette il m'a donné son sac de bille ! Je te le montrerai en rentrant il y en a une grosse de toutes les couleurs. Et-et ensuite avec maman on est allées manger chez Brigitte, elle est gentille Brigitte." Appliquer le remède. Moi, je devais rester sain, malgré l'air putride dans mon masque à gaz, et les pilules ne faisant que me rendre plus étrange, plus efficace, tous les médecins de la caserne ne cessaient de me dire que j'étais en parfaite santé. J'étais sain.
Je m'arrête là où on me l'a demandé. Près d'un lac, l'eau est noire, aucun reflet n'est perceptible. "On est arrivé ?", je hoche la tête. Je viens lui ouvrir la porte, ses petits souliers sont ceux que sa mère lui a offerts, elle les a ciré elle-même. Pour que son papa lui dise qu'elle est jolie. Je ne peux rien dire, je ne dois rien dire, rester silencieux. Je sers le plus fort possible mes dents. Elle me tend sa petite main, je l'ai prise. Je me refuse à lui tenir le poignet comme on m'a dit de le faire. On marche alors, seulement éclairés par les phares de ma voiture, se détachant comme des projecteurs, exposant l'horreur sous toute sa lumière. Je sors de ma poche un bandeau blanc. Je lui mets autour des yeux. Elle pose sa main dessus, je la retire, lui caresse ses cheveux blonds, si soyeux. Comme pour lui dire "Ne t'en fais pas, je suis là", même si je déteste ça, pour toi ce soir, je serai là. Elle ne proteste pas. Pense sûrement que c'est une sorte de jeu. Moi, j'ai l'impression que les médicaments font effets, le goût de bile parvient dans ma gorge, je me sens comme dans un rêve, je me sens flou.
Je regarde ma montre, il est 20h02, on m'a dit de le faire à 20h05. Je pose ma main sur ma ceinture, mais les sanglots parviennent instantanément, je sens ma gorge se serrer, mes yeux me brûlent.
Je m'éloigne, et me mets face à elle, sous la lumière des phares. La maladie ne doit pas se propager, mais est-ce que c'est ça le remède ? 20h03. Je tiens la crosse entre mes mains, je tente de lever l'arme mais elle semble si lourde, et mes mains sont si moites. Les lunettes du masque sont recouvertes de buées à cause de mon souffle et de mes larmes, je tente de viser mais la douleur me prend les tripes, comme si une fourche y était plantée. Comme si mes entrailles étaient rongées. Je ressens le froid malgré mon uniforme, mais je transpire à cause du masque, j'ai couvert ses yeux pour ne pas qu'elle ait peur, mais je le sais, je les ai couverts pour ne pas voir son regard sur moi. L'eau du lac devient calme, tout bruit s'arrête. 20h04. Une petite voix grelottante, mais si douce demande "Papa ?", je ne réponds pas. 20h05. J'appuie sur la gâchette. Un bruit de pétard fait claquer mes tympans comme des tambours, le recul me fait lâcher l'arme qui tombe dans l'herbe.
Je l'a vois tomber inerte au sol, comme un pantin désarticulé. Je me précipite vers elle, tombe à ses côtés. J'arrive tout de même à percevoir un petit mouvement, une respiration saccadée. Je m'approche tout près. Tout près d'elle, tout près de ma petite fille. Elle m'entend sangloter. Et moi, j'entends tout faible, ses petits sanglots entrecoupés de hoquettements désespérés. Elle tente d'articuler alors que je pose mes mains sur sa plaie. Je tente de comprendre ce qu'elle essaie de me dire, tentant difficilement de prononcer quoi que ce soit entre les sanglots."Papa, papa, on m'a tiré dessus papa."
J'essaie en vain de retirer mon masque, pour simplement la rassurer, lui dire que papa est là, que papa est désolé, mais j'en suis incappable, papa est incapable. J'essaie juste de lui crier que je suis désolé, mais elle ne m'entends pas, tous ses petits hoquettements cessent. Elle s'éteint alors qu'elle est effrayée, qu'elle se demande "pourquoi ?".
Ma gorge est serrée, mais j'arrive tout de même à hurler, la tenant dans mes bras. J'enlève mes gants noirs, je veux simplement sentir sous mes doigts sa peau laiteuse, avant qu'elle ne devienne trop froide, qu'elle ne m'échappe complètement. Je veux simplement la serrer une dernière fois, alors que mes entrailles semblent tailladées, que ma gorge se sert. Je n'inspire qu'entre les sanglots. Je la sers, le temps que je puisse toujours l'avoir auprès de moi. Car j'entends déjà au loin, le camion de l'unité crématoire. Comme tous les Hommes, l'on meurt du remède, non de la maladie.
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Les petits souliers cirés
ContoMai 1950, état de Porfranlie, la nouvelle épidémie fait rage, décime des villages entiers. Seulement personne ne voit de corps entassés, seulement des fumées incendiaires dans les fosses communes. Seulement, aujourd'hui un officier revient du psychi...