Plein Soleil

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Le silence est religieux. Le public semble à peine respirer, comme s'il n'osait pas. De mon côté, mon cœur bat à tout rompre. Je crois que si je n'avais pas ce masque sur le visage, je serais en train de pleurer. C'est un exercice qui m'a toujours été difficile à effectuer et pour cause, le peu de confiance en moi que j'ai.

Je suis seule, immobile, au plein milieu de la scène. Devoir affronter le regard des autres est ma plus grande angoisse alors me retrouver là, devant eux, contrainte de soutenir leur regard... Cela s'apparente à mon pire cauchemar. D'autant plus que les spectateurs doivent sans doute se demander ce qu'il se passe. Pourquoi le spectacle ne débute-t-il pas ? Que fit-elle sur la scène, immobile ?

Mais attendez-donc, ce n'est que le début...

Ce moment doit bien durer une bonne vingtaine de secondes jusqu'à ce que j'amorce le premier mouvement, précis, délicat et doux.

Mon bras se lève avec lenteur et souplesse pour retrouver mon masque, le caresser, et le replacer correctement. Un geste, simple, mais celui-ci a toute une signification. La jeune fille devant eux se cache derrière un masque souriant.

Les mouvements s'enchaînent avec souplesse. J'avance seule, lentement, comme perdu, à la recherche de quelque chose. Mais je me cache, osant à peine me faire une place. C'est à ce moment-là qu'une musique douce s'installe dans toute la salle, rappelant l'enfance.

Le premier tableau de ce spectacle est justement l'enfance. Le lieu de l'insouciance et pourtant, c'est la période où nous voulons agir en solitaire, commencer à faire comme les grands, et grandir le plus vite possible. L'enfance, c'est quand on voit le monde en grand, que nous voulons tout faire, atteindre tous nos rêves et rapidement. L'enfance, c'est quand on pense que le monde est beau.

D'autres danseurs me rejoignent sur scène, je ne suis plus seule, je suis entourée de personnes. Nous jouons, dansons avec amusement, joie, et sourire. Tous les danseurs qui m'accompagnent ont le visage nu. Personne d'autre ne porte de masques. Ces visages que l'on peut observer représentent donc le bonheur à son apogée qui n'est fait que de petites choses. La famille, les amis, et une pirouette, suivie d'une roulade arrière pour amuser la galerie.

À l'époque où la vie semble si facile, petits et grands ont les yeux qui brillent, souhaitant vivre ainsi pour l'éternité. Mais si c'était si simple nous le saurions, car lorsque le crépuscule s'annonce, l'aurore arrive...

Après une étape de notre vie, nous vivons la suivante. Il s'agit de la suite logique des choses, n'est-ce pas ?

Eh bien, il semble être le moment de quitter le monde de l'enfance, rejoignant le crépuscule de cette époque de notre vie. Au même moment, un coucher de soleil s'affiche sur le fond qui se trouve derrière moi. La nuit arrive. Il est l'heure de se coucher, de rêver, de grandir.... C'est à ce moment-là que nous quittons la scène, la laissant vide, dans un silence de plomb.

Puis, très vite, la nuit donne sa place à l'aurore de l'adolescence.

C'est donc dans un bruit assourdissant que je rejoins de nouveau le sol en bois, coupant le souffle d'un grand nombre de spectateurs, surpris. En effet, ils ne s'attendaient sans doute pas à me voir être projetée sur la scène, tombant sur le sol, sans un geste pour l'éviter.

Doucement, une musique se met à résonner dans la grande salle. Celle-ci est beaucoup plus angoissante, avec des bruits de respirations qui sont affolants, comme s'ils peinaient à reprendre leur souffle. Dans le même temps, je me mis à me soulever moi et mon corps au même rythme que ces respirations, tout en restant au sol.

L'adolescence, c'est la période où tu penses pouvoir tout accomplir. Et pourtant, l'adolescence brise tous tes rêves, l'adolescence te laisse dans l'incompréhension, ne répond pas à tes questions et t'achève. On te critique souvent de ne pas faire assez d'effort, seulement, te n'en as jamais fait autant qu'à cette période de ta vie. Et tout ça pour quoi ? Plaire ? Non, tu ne conviendras jamais.

Je me mets à avancer avec lourdeur, lentement, à quatre pattes, comme si je n'avais plus assez de force pour me lever. C'est d'ailleurs parfois le cas.
Mais ici, je parviens à me relever pour enchaîner avec des mouvements de plus en plus rapides, à mesure que les respirations s'accélèrent. Pirouette, grand jetée, regard à gauche, regard à droite, roulade avant, grand écart, etc... J'enchaîne, je ne réfléchis plus, l'émotion me prenant.

Puis, tout d'un coup, les mains sur ma bouche, je m'arrête. Tout s'arrête, tout sauf ces souffles incessants. Je ne danse plus, je ne joue plus, je ne fais qu'observer le public à travers mon masque, tout en continuant à surjouer ma respiration au rythme de la bande son.

Une dizaine de danseurs me rejoignent sur scène, se positionnant de parts et autres de moi, m'entourant. Ceux-ci commencent à danser autour de moi, jouant avec mon corps qui se laisse faire. Je suis bousculée entre leurs pas de danse, on me tire les cheveux, on s'approche de mon oreille comme pour me dire de disparaitre.

Et, pendant tout ce temps, mon masque ne montre qu'un sourire figé.

L'adolescence, c'est ça. C'est porter un masque, ne rien dire, penser que tout se tassera, que ça ira mieux, qu'on m'oubliera vite...

L'adolescence, c'est recevoir des critiques malgré tous nos efforts pour répondre à leurs attentes, au point de s'en rendre malade.

L'adolescence, c'est ne jamais cesser de penser au regard des autres et ne jamais penser à soi mais aux autres, pour leur plaire.

L'adolescence, c'est le moment où nous sommes le plus fragile.

L'adolescence, c'est la période où tu penses être le plus entouré, mais tu te rends vite compte que finalement, tu es seul, perdu.

Moi, je l'étais, perdue.

Je reprends mes esprits lorsque je suis de nouveau secouée et poussée dans tous les sens. On me manipule, on fait de moi ce que l'on veut. Et c'est bien ça, la réalité des choses. Si dans la vrai vie, les gestes ne sont pas toujours présents, les mots, eux, peuvent me manipuler comme ses danseurs le font, sans même le faire physiquement.

Soudainement, j'explose. Je me débats, la musique s'arrête, et je crie.

Lorsque la réverbération de mon cri s'éteint, les danseurs s'éparpillent pour rejoindre les coulisses et je m'avance vers le devant de la scène, je me retourne et cours jusqu'à la caisse en bois qui se trouve vers le fond. Une fois arrivée à son niveau, je monte sur cette caisse et je me retourne de nouveau pour être face au public.

La musique retentit de nouveau pour être cette fois-ci beaucoup plus calme. Je joue maintenant avec mon visage, le tournant dans tous les sens, puis j'entoure mon corps de mes bras. Et quand je commencer à vaciller, je lève mes mains, les positionne au niveau de mes yeux, les faisant trembler. Puis, lorsque j'arrive au niveau de mon masque, je commence à le retirer de mon visage, laissant apparaitre les quelques larmes qui s'échappent de mes yeux.

Enfin, dans un bruit sourd, je laisse tomber mon masque pour m'écrouler avec lui, sur le sol.

L'adolescence, c'est également le moment où la mort n'a jamais été aussi proche.

Le silence retentit de nouveau et c'est lorsque les rideaux commencèrent à se fermer que des applaudissements retentirent dans la salle.

Un léger sourire se forma au coin de mes lèvres alors que j'étais toujours allongée sur le sol, essoufflée au plus haut point, les larmes coulant toujours. Dans un faible mouvement de tête de ma part, je me retourne pour observer mon masque mais je me refuse à le reprendre dans mes mains. Je me sens si bien, maintenant que tout ça soit terminé. Ce n'est pas le moment de déprimer de nouveau.

Lorsque je relève la tête, je suis aveuglée par le projecteur. Cette lumière me fait penser à toutes les épreuves que j'ai dû traverser, ces dernières années. La lumière nous aveugle, oui, mais surtout, on se la reçoit en pleine face, tout comme ces insultes qui n'ont jamais cessé de pleuvoir sur mon visage. Oui, on peut dire que j'ai été en plein soleil, me faisant agresser, régulièrement.

À peine quelques secondes plus tard, une main se retrouve dans mon champ de vision pour m'aider à me relever et je l'accepte avec un grand sourire, heureuse d'avoir pu partager la scène avec mon meilleur ami, dans cette étape si importante de ma vie.

« - Merci, Inès !»

Et ce merci, ce n'est pas simplement pour cette main qu'il m'a tendu aujourd'hui, car il m'en a tendu énormément, des mains. Mais, je le remercie surtout pour le jour où cette main m'a littéralement sauvé la vie...

Entre l'aurore et le crépuscule Où les histoires vivent. Découvrez maintenant