S. A. S. la Mort

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    Tu te souviens quand on était allés à Monaco ? Oui, oui, c'est ça, le 14 juillet. On avait voulu fuir ce délire politico-patriotique pour partir vers quelque chose de concret, quelque chose de beau et d'unique. On avait d'abord choisi un billet pour un TER ni trop tôt ni trop tard car tu craignais qu'il n'y ait pas assez de monde. Je te revois monter dans le train, souriante, des lunettes de soleil masquant tes yeux perçants. Les paysages azuréens ont défilé longuement, contrastés ; on a vu la mer et la montagne. Puis on est arrivés à Monte-Carl'. On a marché dans le tunnel obscur et grisé qui menait à la sortie, accessible après plusieurs tapis roulant. Je me suis souvenu que la vitesse de marche s'y additionnait, c'en était l'utilité.

   Se dérobant à la fraîcheur de la gare, la chaleur du midi pénétra l'entrée. On a frémit de bien-être puis on s'est dirigés vers le palais des princes, comme on l'avait décidé. La montée était rude mais pas tellement désagréable. On voyait le port et les édifices modernes du reste de la ville. Tout cela menait à une grande place remplie de carabiniers de « son altesse sérénissime », avec leur regard haut et autoritaire (bon, quand même moins que ceux de Buckingham), et pour donner un semblant de puissance, il y avait quelques canons et une pile de triangulaire de boulets collés entre eux. Un tambour et une trompette se mirent alors à sonner fièrement pour eux mais ridiculement pour nous : c'était l'heure de la relève. On s'est approché du bord, où trônaient (encore !) vraisemblablement des mortiers vers les montagnes alentours. La vue était belle. On a poursuivi la visite en empruntant les rues étroites qui descendaient vers la cathédrale de Monaco. Là-bas, il y avait un peu plus de monde, tous des touristes asiatiques. L'église en elle-même n'était pas très grande, je dirai même qu'elle était petite, mais en l'occurrence c'était là que le prince Rainier III avait épousé Grace Kelly en 1956.

   On est ressortis après en avoir rapidement fait le tour. Puis on a décidé d'aller à la fête-foraine, avant d'aller se baigner. On s'est bien amusé. Tu as beaucoup ri quand on a fait les montagnes russes, puis la grande roue. Tes dents blanches étaient belles, tu les montrais pleinement quand tu souriais. Ça a dû beaucoup t'amuser.

   On est partis se baigner sur une plage à l'extrémité de la ville. L'eau était chaude, pas rafraîchissante. Elle ne s'est même pas refroidie lorsque la nuit est tombée, brusquement, imprévisible. Moi, je suis sorti tôt, toi tu es restée encore une vingtaine de minutes à te laisser porter par les petites vagues de la Méditerranée. Tu m'as dit que tu voulais finir la soirée au Casino. Il commençait à se faire tard et la lune rouge trônait maintenant dans le ciel étoilé. Tu t'es rhabillée passivement, avec une désagréable lenteur. À près tout, c'était toi qui voulait y aller, pas moi.

   On a monté l'avenue de Monte-Carlo. Tu étais infatigable, alors que moi je perdais haleine. Ce n'était pas trop mon truc, moi, les jeux d'argent, mais tu avais envie d'essayer.

   Au début, on a perdu de l'argent, en misant timidement, mais bientôt nos gains sont devenus plus importants. On jouait machinalement, sans conscience de ce que nous faisions, et on gagnait de la même manière. On criait, on hurlait comme des fous furieux lorsque l'on gagnait, parfois très peu d'argent d'ailleurs. On n'était pas habitués à tout ça, à cet univers d'argent, et en y jouant ce soir-là, on avait conscience qu'on s'enfonçait lentement dans les sables mouvants de l'addiction. Mais on était heureux, tous les deux, à ce moment-là.

   Vers une heure et demie passée, on s'est décidé à partir, à rentrer à la maison. Tu avais constaté avec effroi que le dernier train arrivait en gare à quarante, ça je m'en souviens, tu avais levé les yeux vers moi avec un regard inquiet et tu m'avais pris par la main.

   La ville était fantôme, il n'y avait plus personne dans les parages. La lune t'éclairait chaudement la nuque. Tu m'as dit que c'était beau, Monaco, et je t'ai dit que je le pensais également.

   Puis tout est allé très vite : on est arrivés sur le quai au moment où le train entrait en gare, tu as dû glisser ou quelque chose comme ça, – je ne t'ai pas vu – tu es tombée sur les rails et tu es morte.

   Ah, ma chère Eloïse, tu avais raison, Monaco, c'est très beau ; viens me voir cette nuit et on y retourne.

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