L'accident de Gabriel

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    Gabriel Butoir était un brave homme. Je revois ses cheveux lisses et aplatis, sa tête de breton et son grand nez. Souvent, il se taisait là où il y avait le plus de choses à dire, et c'est ce qui faisait sa sagesse. Il n'avait pas particulièrement besoin de se faire une place dans notre bande de potes, il ne se mettait jamais trop en avant, mais arrivait quand même à se faire respecter. Je ne lui connaissais aucune petite amie, même s'il devait sûrement en avoir déjà eu quelques unes. Il restait discret à ce sujet. Au lycée, il faisait grec ancien et aimait bien ça, alors qu'il devait avoir onze de moyenne, parce qu'il disait que c'était comme une échappatoire au day-to-day grind, à cette routine permanente qu'on nous imposait.

   Nous, on l'aimait bien. Il faut dire qu'il n'était pas désagréable, toujours souriant, heureux, avec tout de même parfois quelques inquiétudes paranoïaques et passagères. Il allait tous les samedis à son club de ping-pong, près de la porte d'Asnières. Il était bon au tennis de table, très bon même. C'était un sport qu'il appréciait, sans doute parce que fouetter une petite balle blanche était plus raffiné pour se détendre qu'avec une balle de tennis. Parfois, je l'y accompagnais, simplement par curiosité de le voir jouer. Il était là, bondissant pour aller frapper la balle avec précision, faire une carotte surréaliste, ou encore un smash surpuissant à en casser cette petite sphère blanche rebondissante. C'était un spectacle agréable à voir, mais cela ne faisait pas de lui le meilleur joueur de sa catégorie. Lorsqu'il jouait, il avait toujours un bandeau sur le haut du crâne qui empêchait ses cheveux de couvrir son front et de retomber sur ses yeux. Mais ces détails-là n'avaient pas d'importance.

   Au cours du temps, Gabriel avait développé une passion, une obsession même, pour la mécanique, et en particulier pour la les trains et les tramways. Il lisait et relisait sans cesse des bouquins sur le fonctionnement des locomotives, des encyclopédies du rail, et nous en parlait à longueur de journée. Il rêvait de devenir conducteur de TGV ou technicien du métro, je ne sais plus trop. Sa passion devenait telle qu'il s'adonnait à une activité peu commune : aller voir passer les trains. À la sortie du lycée, il se plantait là, devant l'arrêt de trams, comme un enfant, pour contempler l'ouverture et la fermeture des portes automatisées, pour entendre le bruissement agréable des roues qui glissent sur les rails. Il y restait vingt, trente, quarante minutes parfois et rentrait chez lui à la tombée de la nuit. Il aimait ça. Personne ne saurait expliquer pourquoi mais il aimait ça. Chacun a ses passions et ses envies, après tout.

   Les grands examens de fin de lycée sont arrivés et il n'y a plus trop passé de temps. Il évacuait sa frustration de perdre des points bêtement sur des contrôles en jouant au tennis de table. Ce sport ne l'avait jamais abandonné. Là-bas, les championnats nationaux approchaient et il hésitait à y participer. Mais je l'y ai encouragé comme j'ai pu et il les a faits. Gabriel a terminé à la troisième place du Tournoi interrégional de Paris Île-de-France et douzième aux championnats de France. Il était content de son résultat, mais exprimait une sorte de retenue assez inexplicable que moi-même n'arrive toujours pas à comprendre.

   La fin du lycée fut assez brutale, car tout le monde dans la bande obtint des notes moyennes voire médiocres. On s'est tous séparés, chacun allant vers un parcours professionnel différent. Gabriel et un autre ami allèrent dans la même université que moi, mais le premier quitta celle-ci au bout d'un an et demi dans l'espoir de trouver quelque chose de meilleur. Il sortait avec une fille nommée Emilie à ce moment-là. C'était une brune aux yeux clairs, pas du tout à mon goût. Je n'ai pas eu beaucoup de nouvelles de lui mais je sais qu'elle l'a quitté peu après, pour son plus grand désespoir.

   Gabriel alla purger sa peine dans la contemplation des tramways, comme des années avant. Il s'asseyait sur les chaises en fer rouillé et attendait. Il ne levait même plus les yeux pour voir les gens monter, il ne voulait pas les voir, ces gens heureux, qui n'ont rien à faire des soucis d'un pauvre garçon comme lui. Il se sentait à chaque fois complètement crevé quand il allait à l'université, et dormait bien trop peu.

   Et puis un jour, il est retombé amoureux. C'est arrivé comme ça, d'un seul coup. Et il apprit également que c'était réciproque. Alors, il tomba dans la spirale de l'Amour, il m'envoyait des messages sans aucun sens et faisait plein d'autres choses étranges. Un jour, il se rendit au club de ping-pong en courant, en regardant droit devant, droit vers l'avenir, et il se fit percuter de plein fouet par un tramway. Les gens qui passaient dirent qu'il gémit, qu'il émit même une sorte d'orgasme étouffé lors de l'accident.

   Je vins le voir à l'hôpital de Levallois à peine deux jours plus tard. Malgré sa jambe paralysée, il était en pleine forme, souriant. C'était comme si son accident était un détail abstrait de son existence. Il m'expliqua même qu'étant donné que si tous ses péchés étaient contenus dans sa cuisse, ce ne serait pas une si mauvaise chose de la lui couper, aussi cela permettrait de purifier son âme. Quand je lui redemandais ce qui lui était arrivé et que je disais avec un sourire insinuant ce que les passants avaient entendu, il répondit : « C'était en effet même plutôt agréable de se faire presque tuer par la plus grande passion de sa vie. »

                                                                                                                      Mardi 5 décembre 2023

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