Partie 1.1

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 La neige tombait sur la ville de Chambéry en pétales de roses blanches. Les immenses silhouettes des tours de la cité semblaient dicter leurs lois. Autoritaires, elles surplombaient les rues, les cours et les parcs, mais la neige, sans crainte recouvrait leurs toits

J'avais douze ans. J'étais là, seul, à une fenêtre, à regarder le temps passer. J'observais la puissance de la pierre ployer sous la tendresse, la noirceur du béton austère disparaître sous des flocons candides, et comme si rudesse n'était plus, le silence détrônait le bruit des moteurs, des cris et de la folie urbaine.

Parfois dans nos jeux, nous étions des dieux bienfaisants. Je jouais la sagesse, et lui le protecteur. Alors j'avais droit moi aussi à mes rêves de grandeur. Je m'imaginais écrivain, poète peut-être, musicien. Un regard sur la droite m'indiqua qu'il était trois heures du matin.

Je soupirai et me tournai vers le lit. Mes parents, eux, ronflaient amoureusement en cadence, mais dos à dos. Ils n'étaient pas moches. Innocents mais pas dupes. Innocents parce qu'ils croyaient que je dormais. Pas dupes parce qu'ils allaient voir mes cernes au réveil.

Et ce fut le cas.

« Regarde-moi ces yeux rouges. vociféra ma mère ? »

Je me suis contenté de baisser les yeux, parce que je ne savais faire que ça.

C'était le dernier jour des vacances et ma mère se battait avec la valise, tandis que mon père geignait dans son lit, pas encore remis de l'alcool de la veille. Elle commença à arranger la chambre, vérifier si tout était en ordre et faire sortir l'ours de sa tanière.

Dans certaines familles règne un équilibre. Pas dans la mienne. Ainsi, bien que ma mère ait organisé nos vacances : repas, bagages, enfin tout, elle ne s'arrêta pas là et prit le volant du vieux Scénic pour le trajet du retour.

Par chance les routes n'étaient pas verglacées, la neige avait cédé sa place à la pluie et au vent qui frappaient le pare-brise sans aucune pitié. Les essuie-glaces malmenés par des hordes de gouttes d'eau crissaient sur le verre. Je regardais la route, la route brillante, sous les feux des antibrouillards, défiler, filer.

« Tu ne dis rien, me demanda ma mère ?

– Je pense, lui répondis-je. »

Elle rit, passa sa main droite dans l'habitacle et me caressa le genou sans me regarder.

« Papa dort, c'est l'occasion de parler, décida-t-elle, à quoi tu penses ?

– Je pense aux vacances, expliquai-je, ce qui n'était pas tout à fait vrai, je pensais à lui, à son sang sur mes genoux. »

Je la vis sourire dans le rétroviseur. Bien que fatigantes, ces vacances furent une coupure pour elle. Elle s'était donnée tant de mal qu'il m'était impossible de lui avouer que je n'avais pas apprécié. C'est ainsi qu'à coup de mensonges, d'amour et de rires tantôt forcés tantôt spontanés nous retournâmes sur les sols plats de la Champagne-Ardenne.

Une nuit blanche, une journée de voiture et pourtant, ce soir-là, impossible de trouver le sommeil. Mes sens étaient en alerte, je me perdais dans un océan de pensées folles qui tourbillonnaient et martelaient mon crâne. Je pensais à lui. Je poussais les limites de ma méditation jusqu'à ce que toute once de sommeil eût disparu. Mon cœur battait la cadence extravagante sur laquelle défilait ma réflexion comme le faisaient les heures sur mon réveil-matin. Dans cette grande fanfare s'ajoutaient sans joie les trompettes de ces bruits qui d'habitude nous gênent, qu'animaient en éclairs blancs les cymbales d'un ciel en réalité silencieux et sans nuages. Je hurlai à mon cerveau de cesser ce vacarme, tout son boucan, son tintamarre d'idées insensées.

Son sang sur mes genouxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant