Je ne sais pas quelle drôle d'idée avait bien pu me traverser l'esprit. Je touchai mon bras gauche. C'était vraiment douloureux. Je m'étais vraiment pincé fort, jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. Je me promis de ne plus jamais recommencer. Mon père venait de mettre la maison en vente, n'écoutant que lui et ses savants calculs financiers, et dans des cartons austères et sinistres disparaissaient les sourires figés de ma mère. Je tentais de m'activer, je devais vérifier mes cachettes et ne rien oublier. Je devais aussi saluer les murs, les sols, faire mes adieux aux boiseries, embrasser une dernière fois cette atmosphère dans laquelle flottait encore son parfum. Son parfum, et ses images, les échos de sa voix qui me parvenait encore, sa personne entière y habitait encore. Planait aussi l'horrible souvenir de son corps suspendu, de la froideur de son regard et de son visage effrayant, cette coquille vide.
Des feuilles, des dessins, des textes que j'avais écrits et surtout les toiles que m'avait peintes ma mère. Amoureuse de Bosch et des peintres surréalistes, elle m'en parlait comme à un adulte. Elle m'expliquait les couleurs, les postures, et chaque détail de son art. Avec le regard de l'enfant sur sa mère, je le trouvais parfait. Et j'adorais ses peintures et ses feux d'artifice lumineux sans ne rien savoir des explosions qui les avaient amorcés. Mais ce jour-là, cette perfection m'effraya. Elle m'effraya, car je compris qu'elle n'existait pas, qu'elle n'était qu'un leurre. J'en voulus à ma mère et j'écartai d'un geste brusque tout ce qui venait d'elle.
Mes bleus me torturaient, comme son sang sur mes genoux, lorsque mes yeux tombaient sur ces souvenirs qui tristement étaient heureux. Tandis que j'entassais ma vie dans des boîtes en carton, je voyais se pavaner mes traumatismes. Ils disaient « Crevons, crevons, crevons, ... » Sans s'arrêter et leurs mots tels des épées, tels des orages, des tempêtes, leurs mots dégustant mes couleurs si éclatantes comme l'azur du ciel, embrasant tout sourire, toute joie, ces mots heurtaient mes sens plus que de raison. J'ai honte aujourd'hui d'avoir eu de telles pensées. J'ai honte, mais en même temps, je les comprends, quand je songe au crime que je vais commettre.
Ma mère ne supportait pas qu'on évoque la religion, ou même le paranormal. J'avais à plusieurs reprises voulu savoir ce qu'elle pensait de l'existence de Dieu, ou du paradis, de l'enfer ou même de Jésus-Christ. Je lui faisais souvent part de ma peur des créatures magiques, des extraterrestres et de tout ce que je ne connaissais pas, que la science n'expliquait pas. Chaque fois elle changeait de conversation. Comme elle le fit ce jour-là, lorsqu'en faisant mes devoirs, je lui parlai du Temple du Peuple et du massacre de Jonestown vu plus tôt dans un reportage à la télévision. Elle me reprocha de l'avoir regardé sans sa permission. Je remarquai immédiatement son regard, inhabituel, lorsqu'elle me répondit. Froid, dur, comme si je l'avais irritée. Ses mains se crispèrent légèrement, et après une profonde inspiration, elle me pressa de finir mon travail.
Depuis deux mois, la maison n'était habitée que par le silence et de temps en temps, quelques visiteurs feignant la tristesse venait jouer l'incompréhension. La vérité était toute autre, mon père et son air Caliméro se laissait cajoler, j'observais ses scènes à travers l'entrebâillement d'une porte, sous une table ou dans un coin sombre.
Pourtant, j'étais le seul pointé du doigt. On médisait, on chuchotait et on se taisait à mon approche. On prétendait s'inquiéter pour moi. J'avais maigri, je savais que je semblais malade, et mes visites fréquentes chez le médecin n'y changeaient rien. Bien au contraire, la gravité de cet homme, ses soupirs et ses arrière-pensées m'agaçaient plus qu'autre chose, au fond, ils étaient tous les mêmes. Les mêmes ? Pas vraiment, non. Certains prétendaient tout savoir, tout savoir de la tristesse qu'on éprouve à la mort d'un proche, certains préféraient s'éloigner par peur d'avoir à affronter la réalité d'une fin, et d'autres, qui sont de loin les pires, profitaient de la situation. Mais qu'importe, ils étaient tous égoïstes. Ma mère était morte. Ma mère était morte.
Sur les conseils d'un psychiatre, j'allais reprendre les cours. Bizarrement, ça ne me dérangeait pas, pensais-je dans ma nouvelle chambre. Cette pièce, je sus dès le début que je ne me l'approprierais pas. Tout me paraissait froid, sans humanité et vide, incroyablement vide. Vide de souvenirs, qu'ils soient bons ou mauvais. Abandonné par l'ancien propriétaire, seul le piano que j'avais arraché au salon, par le charme de sa droiture ajoutait un soupçon de vie à cet air sans odeur.
Ma mère parlait souvent de déménager. Elle trouvait notre maison trop grande, trop difficile à entretenir. Alors elle regardait, elle feuilletait les catalogues, puis plus tard, elle parcourait des pages internet, des heures et des heures entières. Aucune n'était à son goût. Bien sûr il lui arrivait fréquemment de s'arrêter sur l'une d'elles, de la scruter avec attention, parfois même elle allait jusqu'à la visiter. Puis s'ensuivait des journées de réflexion, de rêve et de doute, pour finalement conclure qu'il valait mieux ne pas partir, qu'elle aimait bien trop notre vieux chez nous. Et le cycle reprenait, à chaque déception : une fuite, une tuile qui se détachait du toit ou bien simplement des travaux d'entretien à faire. Mais jamais elle ne prospectait sans m'en parler, sans me demander mon avis. Bien sûr, j'étais petit et très attaché aux habitudes, c'est à coups d'arguments irréfutables qu'elle arrivait souvent à me convaincre.
J'avais reçu il y a deux semaines une lettre d'encouragement de la part de ma classe. Si certains élèves s'étaient contentés de signer, d'autres avaient accompagné leurs marques de mots doux, comiques et amicaux qui m'avaient plongé dans une profonde béatitude. Pas d'ami, pas d'ennemi, j'avais l'habitude d'être seul. J'échangeais des « Bonjour » avec tout le monde, je souriais aux blagues, et même si parfois certaines me blessaient, je riais volontairement aux moqueries qu'on m'adressait. Mais je ne me sentais proche de personne, comment être proche de quelqu'un ? Incapable, j'étais incapable. Tout le monde était monstrueusement plus grand que moi, tous me dépassaient par leur esprit vif et leur repartie. Illusionné par leur immense confiance, je me pensais, je me savais moins que rien. J'avais juste tort de penser être seul. Ébloui par leur assurance, je les admirais autant que je les enviais, chaque personne, qu'elle soit adulte ou enfant, m'était infiniment supérieure et d'en bas je contemplais leurs rires comme on contemple les astres qu'on rêve, sans grand espoir, atteindre, un jour, sans doute...
Le lendemain, je me réveillai avec conviction et excitation. C'était une bonne chose de revoir quelques visages familiers, autres que mon père. C'était une bonne chose de revoir ces lieux où certes, je ne me sentais pas à ma place, mais au moins, ces lieux, je les connaissais. J'avais foulé ces sols, les marches grinçantes du vieil escalier du bâtiment D, l'odeur du bois des salles de Français, et celle des feutres des salles de sciences. J'allais retrouver le professeur de musique qui jouait du piano pendant les évaluations, que j'écoutais sans toucher ma feuille, et l'art plastique, M. Mavieu qui, grand rêveur, laissait libre cours à notre imagination face à des feuilles de papier colorées, d'étranges sculptures et d'autres créations, le chahut de la classe qui ne saisissait pas cette chance.
Je souris en arrivant devant les grilles de mon collège. Austère, son imposante silhouette surplombait les rues de son ombre, gigantesque projection du soleil levant. Quelques élèves étaient là, cachés, pour fumer sans doute, d'autres attendaient devant le portail qu'un surveillant nous autorise à entrer. Je reconnaissais quelques visages, sans pour autant connaître leur nom. Pourtant, ça ne me faisait plus peur. Plus vraiment du moins. Provisoirement. J'avais besoin de me changer les idées, de voir autre chose que ces passants au regard faussement noir. Je savais qu'inévitablement, on me poserait des questions, qu'on parlerait de moi, sans médire, j'espérais, pour une fois. J'imaginais alors ce qu'on avait pu leur expliquer, leurs réactions, compréhension ? Moquerie ? Je ne voulais pas susciter la pitié, je ne voulais pas tirer profit d'un événement tragique, et c'est peu dire. Assurément, j'aurais préféré qu'ils n'en sachent rien, j'aurais voulu tout garder pour moi, ma mère, lui.
Nous commencions la journée avec français. En rentrant dans la cour, je fus submergé par une vague de mauvaises pensées, je me mis à courir, pour les fuir. Quel paradoxe, moi qui étais si content d'être ici. J'étais le premier à arriver devant la salle, la porte était ouverte, je me souviens avoir eu peur d'être en retard. Assis au bureau, bizarrement en train de trier de petits bouts de papier, il y avait un homme que je ne connaissais pas. Jeune, très fin, pas très grand, les cheveux courts et tout habillé de noir ; il semblait tout droit sorti d'un film de Tim Burton. Il m'invita à entrer.
« Je suis remplaçant, m'expliqua-t-il, tu ne t'es pas trompé de salle. »
Mon air cramoisi avait dû l'interpeller, et sitôt que je fus entré, en bousculades, arrivèrent les autres élèves.
Je fus accueilli à coups de « Salut, ça va ? » et de quelques poignées de mains, mais rien, pas d'affinité, seulement un sourire et un « Tu nous as manqué ». Elle s'appelait Charlotte. Toujours compatissante et souriante, admirable mais ambiguë, j'avais peur qu'elle soit menteuse.
« Voilà, tout le monde est là. commença le professeur dont j'ignorais le nom en présentant devant nous une boîte en carton, je vous ai préparé là-dedans des mots, ceci est une boîte-à-mots. Je vais vous demander d'en prendre un, et un seul, et certains d'entre vous passeront au tableau pour explique ce que ce mot leur évoque. »
J'entendis quelques soupirs, des rires aussi, je savais ce qu'ils pensaient, oui, au fond, cet exercice ne servait pas à grand-chose. Dans l'immédiat.
Moi j'aimais bien me perdre, partir d'une chose pour arriver à une autre simplement en suivant un fil je peine aussi à saisir. Mais j'ai été dessus, quand j'ai tiré le mot "embouteillage".
Il ne m'évoquait pas grand-chose, ou peut-être qu'à ce moment précis je n'avais pas trop envie de me livrer à l'exercice. Ce qu'on nous demandait n'était pourtant pas sorcier, on pouvait rester dans le concret. Un embouteillage m'aurait alors évoqué des voitures, des gens qui râlent, l'inconfort des voyages en voiture qui s'éternisent. Ou bien alors j'aurais pu comme d'habitude tout faire tourner autour de moi et parler de cette impression de blocage et de barricade imposés par le désordre de mes pensées, mais fort heureusement, je me suis abstenu.
J'ai attendu les mots des autres pour m'en aller rêver.
La première à parler, ce fut Charlotte.
« Le tourbillon, annonça-t-elle d'une voix enjouée. Le tourbillon, ça me fait penser aux sentiments, aux idées. Ça me fait penser au tourment. Au tourment, quand on ne peut pas choisir, quand aimerait se diviser, être partout ou bien nulle part, quand on est tiraillé, perdu... En fait, c'est exactement comme quand des parents divorcent. Chacun est là, à dire du mal de l'autre, et te faire de toi l'intermédiaire parce qu'ils ne se parlent plus, et c'est toi qui te fais disputer quand tu rapportes les demandes de l'un, de l'autre.
Sinon ça me fait aussi penser aux tourbillons au fond d'un lavabo qu'on débouche, vous saviez qu'ils ne tournaient pas dans le même sens en Afrique ? »
C'était pas tout à fait vrai, mais ça me fit rire. Elle avait dit tout cela très rapidement, sans perdre à un seul moment son sourire. J'avais aimé sa façon de s'exprimer, ses mimiques et son rire. Le professeur la félicita. Je la suivis du regard pendant qu'elle retournait s'asseoir. Elle avait un visage très particulier. Difficile à dire si oui ou non elle était belle
Le deuxième à s'exprimer, c'était Mathieu. Grand, fort, il se fichait un peu de tout et de tout le monde, c'était son genre, son caractère, je me suis toujours dit qu'il avait ses raisons. Aussi ça ne m'étonna pas quand il déclara que « Polymorphisme » n'évoquait pour lui que le Pokémon Métamorphe et qu'il ne chercha pas à aller plus loin quand l'homme en noir lui demanda de continuer.
Le dernier à passer s'appelait Quentin. C'était l'exact opposé, il était petit, ne tenait pas en place, il me faisait penser à une sauterelle.
« Alors hâle, attaqua-t-il en riant à moitié, hâle, ça me fait penser au magasin où on achète des vêtements et des chaussures.
- C'est hâle dans le sens... Bronzage, lui enseigna le professeur, ce qui immédiatement déclencha des gloussements dans toute la salle, moi inclus.
- Ah OK, se reprit Quentin, bah alors ça me fait penser aux vacances, à la mer et tout. Ça me fait aussi penser au soleil, à la crème solaire, aux châteaux de sable. »
Hâle, hâle, ce mot sonnait si bien, si doux, il me plaisait, mais il me rappelait mon père, mon père qui passait ses journées à la plage en observant les femmes aux seins nus, caché derrière des lunettes noires ou un livre toujours à la même page, toujours la même plage. Hâle. J'aimais le soleil, l'eau un peu moins. J'aimais les vagues, le sel me piquait mais je faisais avec. Je me souviens de ces vacances, que ma mère passait souvent seule, sans mari, ses grandes promenades le long des côtes, son amour des choses simples et le bruit, le bruit de la houle qui s'écrasait contre les rochers. Parfois on ne la voyait plus, ma mère, ma mère partait à l'eau et disparaissait dans ses vagues, ou ses vieilles pierres qu'elle foulait avec tendresse et pendant des heures, des journées, je l'attendais silencieusement, assis sur le sable et les pieds dans l'eau.
Hâle, c'était aussi sa peau, son sang, c'était ses yeux sombres et sa bonté.
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Son sang sur mes genoux
General Fiction"Et puis il avait son sang, sur mes genoux." Comment se reconstruire après le suicide de sa propre mère ? Comment survivre à un traumatisme subi dans l'enfance ? Un retour en arrière, l'envie de comprendre l'incompréhensible, les actions folles, le...