Partie 1.2

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Les yeux rivés sur ma table, j'avais conscience de chaque seconde qui passait. Je dessinais un peu, surtout, je fuyais, loin de toute chose. Je m'envolais dans notre pays de Cocagne, dans ces plaines où couraient nos voix, où nos jeux s'animaient autrefois d'images colorées, où les lois du regard prenaient le dessus sur celles des mots. À cette époque, j'habitais encore Quimperlé, près de l'Isole qui se mariait à l'Ellé pour devenir Laïta, nos mères se côtoyaient régulièrement. Chaque samedi après-midi, nous écrivions nos histoires dans des cabanes de bois. Ces mêmes cabanes où nous bâtissions nos rêves en terre humide, nous donnions vie à nos frustrations, nos petits malheurs qui, dans un tour de passe-passe, s'habillaient de joie. Avec ces sourires et ces rires, cohabitaient parfois quelques fausses colères, dont le parfum trop commun rappelait nos maisons.
Je voyais ma mère, discutant avec la sienne sur la terrasse. Parfois, elle me prenait sur ses genoux. Le ciel n'était que rarement bleu, et sous la lumière du jour, ma mère paressait blanche, si blanche.
À ce moment, je ne vis plus qu'elle. Je ne vis plus les arbres, la maison avait disparu, ses yeux regardaient le sol, un vent glacial me bloqua la respiration.
Pas de sang sur mes genoux.
Pas de regard vide. Les cris s'étaient tus.Mes bras, mes jambes, mon corps tremblaient, j'avais froid et chaud en même temps, un pincement se hissait de ma vessie à mes poumons. Je me levai, les regards se tournèrent vers moi, le professeur cessa de parler. Les couleurs de la salle de classe semblaient fondre tandis que chaque geste, chaque mouvement se multipliait en centaines de traces floues. Les voix n'étaient plus que de lointains bourdonnements. Rien n'était plus comme avant, impossible de comprendre ce sentiment qui peu à peu envahissait mes membres, grimpait à mes muscles, à ma chair, pour venir se loger dans mon crâne de plus en plus douloureux.
Quelque chose tomba.
C'était moi.
Ma mère s'était suicidée.

J'entendais une voix.
Quelqu'un me parlait. Des mains me tenaient. Mes yeux étaient ouverts, pourtant impossible de distinguer quoi que ce soit. Quelques formes, des contours essentiellement, j'étais dans un brouillard opaque, mes pensées aussi étaient dispersées. Personne ne connaissait la raison de ma chute, mais à mesure que fuyait le flou, tout devenait plus clair. On voulut me relever. Je refusai. Je ne me sentais pas prêt. Le sol était froid. Ça puait le plastique mais c'était confortable. Mes mains tremblaient, leur couleur blanche me rappelait ma mère, ma mère, était-elle un fantôme ?
Un fantôme...

J'entendais du bruit, beaucoup de bruit, on parlait, on s'affairait, on chahutait. Des voix masculines, graves, et des bruits de métal, de tables et de chaises qu'on pousse. Je sentis à nouveau quatre mains m'agripper et me soulever. J'avais toujours chaud et froid, des fourmis sur le visage et sur mes bras que je n'arrivais pas à bouger. Un homme agita ses mains devant mes yeux, je voyais à travers.
« Qu'est-ce...», tentai-je de dire.
Je réunissais toutes mes forces tandis qu'on m'invitait à parler.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? »
Je ne comprenais pas. Tout semblait sortir d'un rêve ambigu. Je croyais être encore sur les genoux de ma mère.
J'essayai de me redresser. Un visage féminin se pencha sur moi, je fus crus le reconnaître, je me trompais.
« Il reprend ses esprits. »
J'étais dans ma salle de cours. Par miracle, j'avais réussi à m'asseoir.

« Est-ce que tu as pris un petit-déjeuner ce matin ? » me demanda-t-elle.
Bien sûr que non. Je n'y avais même pas songé.
Mon « non » ressortit plus comme un « hoan » tant mes lèvres étaient pâteuses. Il soupira, écrivit quelques notes sur un calepin et se leva.
"On a essayé de contacter tes parents, est-ce que tu connais un numéro de portable sur lequel on pourrait les appeler ?"
Sa phrase était trop longue, je ne répondis pas. Elle toucha mon front.
"Ma mère", lui dis-je.
Et je pleurai.



Mon père n'apprit la nouvelle que dans la soirée, lorsqu'il appela la maison, pensant tomber sur ma mère, et qu'un policier décrocha le téléphone. Il téléphonait d'un hôtel, me dit-on. Sur le coup je ne compris pas vraiment. Je ne voulais pas qu'ils touchent à ma mère, je voulais veiller sur elle, je voulais la porter, la serrer dans mes bras. Je voyais son corps sans âme dans les mains de ces inconnus vêtus de bleu, dans ce grenier poussiéreux et glacial, comme sa peau translucide. Se mêlaient alors les images : celle de ma mère, ce fantôme froid sans sang, et son corps à lui, chaud, vidant sa vie en rouge sur mes genoux.

Son sang sur mes genouxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant