Chapitre 1

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Jannik dormait à poings fermés. Un sommeil maintenu grâce à l'obscurité de la pièce, malgré quelques percées de lumière s'infiltrant par la mince ouverture entre les rideaux. Elle ronflait à tue-tête, la bouche grande ouverte et l'oreiller trempé d'une salive s'écoulant du bord de ses lèvres. Le bracelet attaché à son poignet droit déclencha soudain une sirène d'urgence qui résonna tel un écho dans la chambre. Perturbée par ce bruit strident, Jannik s'efforça de l'ignorer tout en maintenant ses paupières fermées. Malheureusement, cette agaçante sonnerie ne s'arrêterait pas d'elle-même, et ça l'irritait de plus en plus.

— Ferme-la! grommela-t-elle.

Hélas, le bracelet n'obéissait à aucune commande vocale. Jannik inspira à fond en ouvrant ses paupières gommées. Dans sa position, le peu de lumière extérieure l'aveugla, l'obligeant à détourner les yeux. Puis elle sentit, dans l'air, la délicieuse odeur d'œuf et de bacon, ce qui lui ouvrit l'appétit. Un long et pénible gargouillement s'ensuivit.

Faisant abstraction de sa faim, elle appuya son index contre le verre de son appareil pour mettre le réveil en sourdine. « Putain d'alarme à la con! » Maintenant que le silence régnait, Jannik se disait qu'elle aimerait dormir plus longtemps. D'un autre côté, elle savait qu'elle n'avait pas programmé cette horloge pour rien. Elle se tourna sur le dos et plaça son bracelet au-dessus de son visage avant de balayer l'écran d'un simple mouvement de doigt, activant la projection holographique d'une sphère présentant diverses applications, ainsi que l'heure et la date; 11 juin 2189, 8h07. Date très importante, puisqu'elle représentait la dernière journée de la Grande Émergence.

« Je savais que je n'aurais pas dû écouter Nathaniel, songea-t-elle. J'ai à peine quatre heures de sommeil à cause de lui. »

Elle se remémora les détails de la veille, après que le jeune homme l'eut invité chez lui avec quelques amis. Au départ, ils étaient censés profiter de leur ultime nuit sur Terre en buvant et fumant jusqu'à minuit. Quelques verres plus tard, vers quatre heures du matin, elle s'était réveillée complètement nue dans le lit de Nathaniel.

De la main, Jannik défila les nombreuses applications et sélectionna l'icône du Réseau. Plusieurs bulles de conversations apparurent à la suite des nombreux messages reçus au cours de la nuit. Son attention fut attirée par celui de Nathaniel, qui demandait, à 6h47, pourquoi elle ne l'avait pas réveillé avant de partir. Elle pouffa.

« Pourquoi j'aurais dû te réveiller? Ce n'est pas comme si nous étions en couple. »

Au lieu de lui répondre, elle l'ignora et ferma la conversation. En explorant son actualité, elle vit de nombreuses photos partagées fièrement par certains de ses amis du 21e Quartier Résidentiel sur leur profil Réseau. Leur but était d'attirer l'attention des gens qui, comme elle, n'avaient pas la chance d'être arrivés les premiers sur le District 6.

La sélection prioritaire se faisait en fonction des provinces, à travers le Canada, à avoir le plus collaboré à la construction des Districts. À commencer par le Québec, suivi de l'Ontario. L'Alberta, dernière sur la liste, ne disposait que de trois jours pour évacuer l'ensemble de ses vingt-deux quartiers résidentiels. Comme la famille de Jannik figurait dans l'ultime secteur à pouvoir se rendre au Centre d'Embarcation, elle avait dû attendre jusqu'à aujourd'hui.

Néanmoins, elle n'avait aucun intérêt pour ce genre de publications. Elle reprit donc sa lecture sur l'application lorsqu'une bulle de conversation apparut subitement. C'était Kevran. Un léger sourire étira les lèvres de Jannik, lorsqu'elle lut le message mentionnant à quel point il avait hâte qu'elle le rejoigne pour baptiser à leur manière les nombreux recoins de cette grande cité céleste. Elle lui répondit avoir hâte aussi et, même si ce n'était pas trop son genre, elle conclut avec l'émoticône d'un cœur en sachant qu'il aimerait cela.

Maintenant suffisamment réveillée, elle ferma l'application et se redressa, passant paresseusement ses jambes par-dessus le bord du matelas. Elle s'étira en levant les bras aussi haut que possible, geste soutenu par divers petits craquements émanant de ses articulations. Elle se leva ensuite et marcha péniblement jusqu'au grand miroir de sa commode. Elle était vêtue d'une chemise de nuit blanche descendant jusqu'à la limite de ses fesses, qu'elle gratta longuement. Elle souleva légèrement le vêtement jusqu'à la moitié de son ventre dont elle admira les formes musculaires et le teint bronzé. Ce qu'elle voyait était le résultat de plusieurs années d'entraînement. Elle remarqua la présence de petites ecchymoses, dues à sa session nocturne très agitée avec Nathaniel. Seule déception : elle n'en avait pratiquement aucun souvenir, ce qui démontrait à quel point le mélange drogue-alcool l'avait affectée.

Elle laissa retomber la chemise et ramena son attention sur ses longs cheveux blonds ondulés, mais surtout emmêlés. Comme tous les matins, ils avaient besoin d'un bon coup de brosse. Qui plus est, ne s'étant pas démaquillée avant de se coucher, le contour de ses yeux était aussi noir que ceux d'un raton laveur.

« Et voilà une autre journée qui commence. Je vais devoir me débarbouiller un peu avant de descendre. »

Du bout des doigts, elle caressa le symbole d'un arc et d'une flèche entouré d'un anneau en or. Il était situé entre deux autres couronnes, en argent pour celle de gauche et en bronze pour celle de droite. Il y avait une gravure sur chacune.

FAMILY / UNITED / FRIEND

Ce collier était son bien le plus précieux, mais aussi son plus triste trésor puisqu'il appartenait autrefois à son père, Noah Waters. Alors qu'elle n'était qu'une enfant, il lui avait raconté l'histoire de ce bijou. Ce pendentif était l'emblème de la famille Waters, transmis de génération en génération. L'arc signifiait la passion et les anneaux caractérisaient les trois valeurs prioritaires de la famille. C'est par leur couleur, tirée du concept des trois champions d'un podium, que l'ordre de priorité avait été désigné : or, argent et bronze.

Jannik écarta le bijou et ramassa la photo d'elle et Noah sur le bord d'une falaise. À cette époque, même si elle était plus jeune, elle se souvenait de cette journée comme si c'était hier. Tous les samedis matin, elle avait l'habitude de partir en excursion forestière avec son père. C'était devenu une sorte de rituel entre eux et il était hors de question de manquer cette journée. Cette fois-là, Noah avait décidé de lui enseigner l'art de la chasse à l'arc et du pistage. Naturellement douée pour ce sport, Jannik avait pisté un énorme cerf qu'elle avait étendu d'une seule flèche à la colonne. La pauvre bête n'était pas morte sur le coup. Elle hurlait de douleur! Noah avait dégainé son couteau porte-bonheur doté d'une lame large, dentelée et affûtée. Il l'avait tendu par le manche à sa fille en lui demandant de mettre fin aux souffrances de l'animal. Confiante, Jannik avait accepté sans aucune hésitation. Mais une fois face à l'animal qui la regardait de son œil noir, elle avait figé. Ses mains tremblaient au-dessus du corps estropié du cerf. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle se sentait soudainement incapable de l'achever. Alors Noah l'avait rejoint, et avait appuyé ses mains contre les siennes pour l'aider à positionner la lame au niveau du cœur. D'un mouvement brusque, il avait percé la peau puis l'organe. Jannik se rappelait avoir pleuré en voyant la vie quitter le regard de l'animal. Noah en avait profité pour lui apprendre une leçon qu'elle n'oublierait jamais.

« Tirer une flèche pour tuer, c'est facile, mais enlever la vie de ses propres mains, ça l'est jamais. Même si c'est pour abréger des souffrances. »

Plus tard ce jour-là, Noah lui avait demandé d'achever la tradition en dépeçant l'animal.

Chaque fois qu'elle se remémorait ce souvenir, considéré comme l'un de ses meilleurs, son cœur se serrait et devenait douloureux. Son père disparu ranimait une souffrance impossible à surpasser. C'est pourquoi elle remit la photo dans le coffret, qu'elle ferma.

« Ce n'est qu'un souvenir, Jannik! pensa-t-elle pour se donner une contenance. C'est sûr qu'il te manque, mais tu es plus forte que ça. »

Elle inspira profondément, le temps de reprendre le contrôle de ses émotions, puis ouvrit un tiroir dans lequel elle chercha sa brosse à cheveux. Elle devait se dépêcher à se rendre présentable, puisqu'elle n'avait toujours pas fait ses bagages. Son temps était compté.

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