Ne pas rafraîchir une personne âgée reste le meilleur moyen de la refroidir.

Luna

Dans mon salon, je m’assois sur le rebord de la fenêtre donnant sur cette vue incroyable. La plus majestueuse de la ville, puisque je vis dans le dernier appartement de la plus haute tour du pays. Il fait quasiment nuit et l’existence des humains sur cette planète commence à former ces millions de points lumineux tapissant ce paysage. Si je croyais en la magie, je pourrais facilement supposer qu’il s’agit de l’œuvre d’un sorcier aux goûts prononcés pour le magistral, mais il ne s’agit que de cette immensité urbaine plombant l’écologie, détruisant notre monde peu à peu, le grignotant de son égoïsme. C’est assez dingue de constater que parfois les plus belles choses sont les plus nocives. En réalité, il ne s’agit pas de l’œuvre d’un sorcier, mais l’humain n’a pas besoin de magie noire pour être malfaisant, sinon cette sensation permanente d’être morte à l’intérieur tout en restant vivante malgré-moi ne serait pas aussi présente.

Pour posséder cette vue, il y a un prix à payer. Je le paie tous les jours, et j’en crève un peu plus deux fois par semaine. Oui, cette vue est sublime, mais l’observer tous les jours dans mes conditions la rend douloureuse, quasiment répugnante parce que c’est aussi celle que je perçois quand l’acide grignote mes entrailles pour les réduire en miettes.

Allez, Luna, reste positive. Le positif amène le positif.

Ce mantra, c’est vraiment de la merde. Quatre ans que je me le répète en boucle et que l’unique résultat positif sont les périodes d’absence de ma mère de plus en plus longues.

Dans trois mois, jour pour jour, j’atteindrai la majorité. Enfin. Peut-être qu’avoir dix-huit convaincra ma mère de me laisser voir le monde. Vivre pour moi et pas uniquement pour elle.

Ne suis-je pas ingrate à songer de cette manière ? Le sens de mes pensées ne lui plairait pas, elle qui me répète sans arrêt qu’elle fait tout ça pour moi, pour ma sécurité… Certains jours, surtout ceux où elle est présente, j’ai du mal à y croire. Fut un temps où je buvais ses paroles, puis j’ai eu quatorze ans et je suis devenue une monnaie d'échange aux yeux de cette représentante en pharmaceutique. Ses clients détiennent ce qu’elle convoite et qu’elle ne pourrait s’octroyer sans moi. Un frisson parcourt mes avant-bras avant de remonter le long de mes épaules pour redescendre ma colonne tout en contractant ma trachée par la même occasion. Mon reflet dans la vitre m’est insupportable, croiser mon regard me donne la nausée. J’ai l’impression de me trahir à chaque nouveau lever de soleil.

Maman revient demain. Rien qu’à entendre les tintements de la trotteuse, je ravale ma bile. Une larme coule le long de ma joue sans que je m’en rende compte avant qu’elle n’atteigne mes doigts en train de triturer mes cheveux. Je l’efface de mon index en secouant la tête afin de chasser ma peine. Chacun de ses retours éteignent un peu plus mon espérance de vie. Je résiste à l’idée de me trancher les veines pour ne plus avoir à subir ça. Mais je suis bien trop lâche pour aller au bout de mon entreprise. Maman a raison sur ce point, je ne suis qu’une empotée, faible et sotte. Le monde extérieur me mangerait toute crue si j’y mettais les pieds. Pourtant, je ne rêve que de ça. Sortir de cet appartement et fouler la rue, découvrir la sensation du goudron sous mes chaussures, l’odeur de la pollution dans mes narines, le bruit des moteurs des véhicules saturant les voies. Tout ça, je l’imagine grâce aux images de la télévision, mais j’aimerais le voir de mes yeux et non du haut de ma tour.

Les étoiles apparaissent pour mon plus grand bonheur. C’est ce que je préfère au monde parce qu’elles ressemblent à ces illuminations qui apparaissent une fois par an lors de cette soirée d’été. Le jour de mon anniversaire. Si je ne dois accomplir qu’une chose dans ma vie, ce sera ça et rien d’autre. Me rendre aux illuminations d’été afin de les contempler et me souvenir de ce moment toute ma vie. Cette vision m’aiderait à tenir le coup dans cet appartement au goût de l’enfer sur terre alors qu’il se situe proche du paradis. Je ne demande que ça, rien d’autre, alors j’ai décidé d’aborder le sujet avec ma mère demain. Je n’ai jamais rien réclamé, rien de rien, j’ai toujours essayé d’être la fille qu’elle désirait, me plier à ses règles même si celles-ci me donnent envie de mourir. Je ne souhaite même pas qu’elle dépense de l’argent pour moi, juste qu’elle m’emmène aux illuminations pour mon anniversaire et me ramène ensuite pour me plier à ses règles. Seulement ça.

À l’idée d’aborder ce sujet, l’excitation s’infiltre sous mon épiderme afin de taquiner l’espoir que j’ai bâillonné depuis bien longtemps maintenant. Je vais avoir dix-huit ans après tout, je serai en âge de prendre mes décisions et de vivre de mes propres ailes. Maman ne pourra pas me retenir dans cet appartement toute ma vie.

Sans m’en rendre compte, je tire sur mes cheveux lâchés et non brossés. J’ai intérêt à y remédier demain, mais en attendant, je  n’y touche pas. Ces cheveux sont ma perte. Attraper un ciseau et m’en séparer, les détacher de mon corps, j’en crève de convoitise, mais si j’y touche, maman me punira. J’ai l’interdiction de les couper. Quand elle rentre, ils doivent être brossés pour qu’elle puisse me les natter à sa convenance. C’est le rituel qui me mène tout droit à mon bagne, alors pendant son absence, ils sont libres à défaut d’être coupés, hors de question que je les attache.

Encore une fois, je me morfonds dans la noirceur de mes cauchemars alors que mille choses m’attendent. Le ménage, pour commencer. Celui du salon est presque terminé, mais je dois m’atteler à ma chambre.

Le retour du frisson.

Cette chambre. Je n’y mets pas les pieds tant qu’on ne me l’ordonne pas. Trop de flashs, de visions infâmes et caustiques me rongent quand j’y pénètre. Pas le choix, si je ne change pas les draps et ne passe pas l’aspirateur, maman le remarquera.

Une fois cette tâche effectuée, je pourrai continuer d’étudier. Mes examens approchent, le parcours à distance nécessite de la rigueur et une discipline régulière, ce qui tombe plutôt bien, c’est ma principale qualité, la discipline. Et encore, même ça, d’après maman, je n’y parviens pas. Ensuite, je pourrai continuer le roman que j’ai commencé hier, puis entamer un nouveau puzzle devant une série. M’entrainer à la guitare également, ou faire des cookies que je ne pourrai pas déguster au risque de prendre du poids. Maman me pèse tous les dimanches, elle contrôle mon alimentation puisque c’est elle qui fait les courses dans le but que je reste belle et appétissante, mais j’aime cuisiner, donc je ne mange pas ce que je réalise. Bref, m’occuper en essayant de me persuader que je suis encore en vie. 

Avant ma douche, je m’évertuerai à dépenser mon énergie dans une séance de sport intense, tâcherai d’assouplir mes membres, là aussi c’est important si je ne veux pas terminer blessée par les pratiques des clients de maman. Et avant de m’allonger sur le canapé et dormir, j’améliorai mon tableau. Cette représentation à la gouache des illuminations d’été. Je le garde précieusement caché dans l’espoir que maman ne tombe pas dessus. C’est un sujet épineux, mais je suis déterminée à lui en parler.

Ce sentiment étrange, cette impatience à être demain croise mon appréhension du jour prochain. Tant pis, cette fois, je prends mon courage à deux mains et ose affronter ma mère, il faut qu’elle comprenne que j’ai besoin de me rendre à cette soirée d’été, comprendre pourquoi ces lumières s’élèvent dans le ciel le jour de mon anniversaire. Je peux y arriver !

Fleur aux pétales d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant